Diable de livre que ce "Là-bas" ! Où veut-il donc nous emmener ? Certes pas vers une destination lointaine comme l'a fait avant lui Baudelaire avec son "Invitation au voyage" ! Peut-être alors dans le passé, et plus précisément au Moyen-Âge, à la découverte du personnage sulfureux que fut le baron Gilles de Rais, un temps compagnon de Jeanne d'Arc, reconverti en violeur et égorgeur d'enfants, surnommé "Barbe-Bleue" et dont Durtal, le personnage principal du livre a entrepris d'écrire la biographie ? Ou bien encore à la découverte de ceux qui, encore en cette fin du XIXe siècle, s'intéressent de très près au "Très-bas", l'un des noms que l'on donne à Satan. Ces deux quêtes n'en font d'ailleurs qu'une si l'on en juge par cet extrait de la lettre que Huysmans envoie en février 1990 (un an avant la publication de "Là-bas") à l'abbé Boullan, son principal informateur sur les pratiques satanistes : « Je veux démontrer que toutes les théories matérialistes de Maudsley et autres gens sont fausses, que le diable existe, que le diable règne, que sa puissance du Moyen-Âge n'est pas éteinte...».
C'est donc un roman-enquête sur le satanisme (*), culte voué à Satan, que nous livre ici Huysmans. Mais on y sent aussi une démarche personnelle, un chemin qui en passant par le "Très-bas" va conduire Huysmans vers le "Très-haut" et la conversion au catholicisme. Si l'on croit en Satan, on croit aussi, "logiquement", en Dieu, celui du Christ, bien évidemment. C'est du moins la conclusion à laquelle aboutit Durtal, l'alter-ego de Huysmans : « Que croire ? La moitié de ces doctrines est folle et l'autre est si mystérieuse qu'elle entraîne; attester le Satanisme ? dame, c'est bien gros et pourtant cela peut sembler quasi-sûr; mais alors si on est logique avec soi-même, il faut croire au Catholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu'à prier; car enfin ce n'est pas le Bouddhisme et les autres cultes de ce gabarit qui sont de taille à lutter contre la religion du Christ ! ».
Il y a bien aussi une intrigue amoureuse dans ce roman mais elle est si pitoyable que mieux vaut la passer sous silence. D'ailleurs, Durtal-Huysmans semble avoir une bien piètre opinion des femmes. Pour preuve, une réflexion parmi d'autres du même acabit : « Maintenant les hommes ne lisent plus; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres et déterminent les succès ou les fours; aussi est-ce à la Dame, comme l'appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifierais volontiers, que nous sommes redevables de ces écuellées de romans tièdes et mucilagineux qu'on vante ! Ça promet, dans l'avenir, une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer, en un style secouru, des idées déjà digérées et toujours chauves. ». Affligeant.
Si, pour compléter le portrait de Durtal et de son créateur, on ajoute à la misogynie et qui va souvent de pair avec elle, un penchant réactionnaire poussé à l'extrême : le monde d'aujourd'hui est pourri (y compris, on vient de le voir, la littérature), c'était mille fois mieux autrefois ! Toutefois, la solution « pour échapper à l'horreur de cette vie ambiante, c'est de ne plus lever les yeux. Alors, en ne contemplant que les trottoirs, l'on voit [sur les plaques d'égout] des blasons d'alchimistes, des caractères talismaniques, des pentacles bizarres [...]; ça peut permettre de s'imaginer qu'on vit au Moyen-Âge ! ». La seule chose qui semble plaire à Huysmans dans la production contemporaine, c'est (bien-sûr) sa propre prose. Il en vient à se citer lui-même disant de Gilles de Rais qu'« il était le des Esseintes du quinzième siècle » (des Esseintes étant le héros de son précédent roman, "A rebours"). Évidemment les autres auteurs sont quantité négligeable pour notre phare de la pensée et il assassine les naturalistes au premier rang desquels George Sand. Il ne garde son ancien ami Zola que pour en faire un soubassement de son "naturalisme spiritualiste" qui serait "autrement fier, autrement complet, autrement fort !". Rien que ça !
On aura compris que Huysmans, pas plus que son roman, ne me sont sympathiques. Je comprends que l'on trouve un intérêt historique à cette lecture, j'ai beaucoup plus de mal à y trouver un intérêt littéraire, même si la préface d'Yves Hersant a des accents qui ne m'ont pas laissé indifférent. Je dois d'ailleurs avouer que j'ai trouvé la préface beaucoup plus digne d'estime que le roman lui-même ! Je laisse à d'autres le soin de défendre ce drôle de roman écrit dans un XIXe finissant par un homme qui aurait aimé vivre au Moyen-Âge.
(*) A noter que cette enquête ne présente aucun caractère d'objectivité, elle vise exclusivement à apporter de l'eau aux croyances sataniques. En ce qui concerne les réels pouvoirs des alchmistes, Huysmans ne rechigne pas devant ce qu'on appellerait de nos jours des "fake news" : ainsi, comme le montre le préfacier du livre Yves Hersant, il soutient dans "Là-bas" que Spinoza « vérifia l'expérience [faite par Helvetius de la transmutation du plomb en or] et en attesta l'absolue véracité », alors qu'un écrit du philosophe atteste au contraire de son scepticisme à l'égard de cette expérience. Bien sûr, Huysmans ne cite pas ses sources.
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