De Bernard Guetta, je n'avais en tête que la voix, par ses chroniques de géopolitique quotidiennes sur France Inter, que je trouve presque invariablement justes et exactes, toujours intéressantes, parfois vraiment inspirantes. Mais j'ignorais tout de son parcours personnel et professionnel ainsi que de ses opinions politiques.
Cet ouvrage, qui semble mu à la fois par une envie de témoigner, une nécessité de faire son bilan, et surtout une urgence de léguer, au profit de la génération suivante, des mises en gardes vis-à-vis de périls imminents, remédie à cette lacune.
Dans un dosage opportun et par des transitions habiles, il mêle 1) le récit biographique à la première personne, depuis l'enfance et le militantisme de ses parents contre la guerre d'Algérie jusqu'à l'élection de Macron, récit d'une vie confrontée à l'engagement et à la sensibilité à l'Histoire, à 2) l'évolution professionnelle depuis sa participation à Mai 68 et à travers les péripéties des différentes expériences journalistiques, et surtout 3) aux événements dont il a été témoin sur le terrain, relatés en tant que reporteur et ensuite chroniquer et éditorialiste.
On peut être en désaccord sur ses opinions politiques, actuelles ou passées, naturellement : d'autant plus que ses positions ont souvent été minoritaires et peu consensuelles dans le milieu dans lequel il a évolué. Mais si l'on prête attention aux faits historiques en priorité, la lecture est formidablement enrichissante, du fait de la perspective unique et si rapprochée dont l'auteur a bénéficié. Cela est particulièrement vrai des chapitres relatifs à la Pologne des années des dissidents, de Solidarité et de la contre-attaque du général Jaruzelski et des dernières années de l'URSS, entre la nomination et la destitution de Gorbatchev. Dans ces années-là Guetta était le correspondant du quotidien Le Monde dans les deux pays concernés. Parmi les autres événements majeurs traités, il y a ce qu'il définit « la révolution libérale » de Reagan-Thatcher-Milton Friedman, observée pendant son séjour américain, et enfin, de façon beaucoup moins approfondie cependant, les « printemps arabes » avec quelques considérations annexes intéressantes sur la Turquie d'Erdogan et l'Iran depuis 1997 (l'élection de Khatami), pays où il n'a pas résidé. En conclusion, on ne peut ignorer le vibrant appel que Guetta lance aux lecteur en faveur de l'Union européenne.
Lorsque les protagonistes de l'Histoire sont côtoyés de près – au point qu'ils deviennent presque des amis ou des ennemis, lorsque des anecdotes de la vie quotidienne s'en mêlent, lorsque la culture, l'habitude et la perspicacité de l'analyse du journaliste sont au rendez-vous, surtout sur la politique internationale qui par définition est complexe et « ouverte » à autrui, et que le style est agréable, voici la façon la plus agréable d'apprendre ou repenser à l'Histoire, avec davantage de profondeur que n'en apporte le journalisme mais plus de légèreté que dans un essai d'historien.
Cit. :
« Par la faute de putschistes imbéciles et de Boris Eltsine, le continent européen a raté l'occasion de se stabiliser dans la démocratie et de prospérer, de Brest à Vladivostok, dans la coopération de ses deux piliers, l'Union européenne et la Fédération de Russie.
Par la faute de Bachar al-Assad et du général Sissi, par celles de l'Iran, de l'Arabie saoudite et de la cécité occidentale, les deux rives de la Méditerranée passent à côté de la possibilité d'un codéveloppement des pays de la Mare nostrum, de ce lac intérieur dont Rome avait déjà perçu qu'il était au cœur d'un ensemble indissociable constitué par l'Europe, l'Afrique et le Proche-Orient.
Ensemble, nous aurions pu créer des emplois au Sud et y faire progresser le niveau de vie. Ensemble, nous serions déjà attelés à réduire le chômage de l'Europe en relançant ses exportations et sortirions déjà du cercle vicieux de l'émigration qui prive l'Afrique des plus entreprenants de ses enfants et enferme le Nord dans la peur de l'autre. » (p. 321)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]