"Je voudrais dire à la fois le bonheur et l'aliénation." Telle est la mission que se donne Annie Ernaux en nous donnant à lire ce court et fort récit sur sa famille et tout particulièrement sur son père, d'origine paysanne, devenu ouvrier puis commerçant, tenant avec sa femme un modeste "bar-épicerie-bois-charbons" dans la petite ville normande d'Yvetot. Elle ajoute, lucide : "Impression, bien plutôt, de tanguer d'un bord à l'autre de cette contradiction." En effet, de ces deux pôles – bonheur et aliénation –, on a le sentiment que c'est largement l'aliénation qui domine et notamment dans le langage de son père, qu'elle souligne ici en italique et qui montre combien son univers est contraint, répétitif et gris : "Il gardait ses idées pour lui. <i>Il n'en faut pas dans le commerce</i>" ; "Ils avaient peur d'être roulés, de tout perdre pour finalement <i>retomber ouvrier</i>". Le bonheur est ici plus difficile à percevoir, par exemple : "Dans la cour, l'hiver, il crachait et éternuait avec plaisir.".
Certains lecteurs se sont indignés devant ce qui leur semblait être du mépris pour ses parents, ou, pire encore, un mépris de classe envers les petites gens. Je m'insurge contre cette interprétation qui me semble relever d'un contresens total. En écrivant ce texte, Annie Ernaux clame haut et fort qu'elle appartient à ce milieu populaire mais elle en dénonce le caractère aliénant. Ce qui est aliénant, c'est la condition sociale de ces gens. C'est elle qui marque de son empreinte leurs faits et gestes, et leur langage. On ressent aussi par ce texte toute la force qu'il faut à une jeune fille pour s'affranchir de cette aliénation, sans pour autant renier ses origines. Car je ne vois dans ce livre aucun reniement. Juste un regard lucide, sans fausse complaisance, porté sur son père et sur la distance qui se creusait entre ce père et sa fille, en quête d'émancipation.
Le style d'Annie Ernaux a aussi été décrié en s'appuyant sur les mots même de l'auteur : "Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, {...]". A mon avis, il faut ici entendre "plat", non pas comme "insipide" ou "monotone" mais plutôt comme "dénué de tout lyrisme". Elle cherche à écrire de façon dépassionnée, factuelle. Mais l'écrivain est bien là, dans le choix des mots, le choix des angles pour ses "prises de vues", le choix de faire apparaître par petites touches l'écrivain au cours de son récit. Pour moi qui ai attendu si longtemps avant de découvrir cette auteure, ce style est absolument superbe, parfaitement adapté à son propos. C'est à peu près ce que j'avais également ressenti à la lecture du roman d'Edouard Louis "En finir avec Eddie Bellegueule", roman lui aussi controversé.
Seul regret à la lecture de "La place" : la brièveté du texte. Mais heureusement, il me reste les autres "chapitres" de la vie d'Annie Ernaux à découvrir.
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