Ce deuxième volet des mémoires de Banine commence très précisément là où se terminent Jours Caucasiens, c'est-à-dire à l'arrivée en Gare de Lyon de l'Orient-Express d'où la protagoniste met les pieds à quai, en 1924. Il s'étend sur les deux ou trois premières années de sa vie parisienne, comprenant sa carrière de mannequin jusqu'à son abandon pour se consacrer à l'écriture. Ce qui n'est pas clair en termes de chronologie, c'est la datation du livre : on lit de-ci de-là l'année 1947, soit un an après le volume précédent, chez Julliard (ailleurs on évoque Gallimard), tandis que le texte indique a plusieurs reprises, et sans ambiguïté, que cinquante ans se sont écoulés depuis les faits relatés (c-à-d. 1974 au lieu de 47).
À la lecture, si la plume hautement caustique et atrocement auto-dérisoire de l'auteure n'a pas changé, une maturation est à mon avis assez flagrante, sous forme de prise de distance, de gravité, de réflexivité qui entérinerait un écart de vingt-huit ans entre les deux premiers ouvrages autobiographiques.
Dans celui-ci, donc, nous jouissons d'un excellent tableau humoristique des milieu de l'émigration russe à Paris dans les années 20, qui s'inscrit dans le cadre des « années folles » et qui se jouxte quasi physiologiquement à celui, artistique et bohème, de Montparnasse. Respectivement de son père et de l'aîné de ses beaux-frère d'une part, de son troisième beau-frère José, le plus récemment allié d'autre part, Banine a côtoyé ces environnements ; puis, grâce à son métier, elle se fait la féroce portraitiste de celui de la haute couture et des mannequins, surtout dans leur aspect « cocottes » et dissolues. Pourtant, dans la droite ligne de cet aspect, l'apothéose du récit survient après la moitié du livre, avec la réapparition du personnage de Gulnar, la cousine déjà connue dans le premier volume, devenue entre-temps délicieusement et incomparablement séductrice. En vérité, c'est elle qui devient dès lors la protagoniste du récit, la narratrice, qui habite chez elle et assiste à toutes ses aventures, n'étant que reléguée au rôle triste et fade d'ombre pâle de sa flamboyante cousine courtisane. Cette relation ambiguë, faite d'envie et de blâme subtil, d'émulation et de frustration, d'admiration et de haine sera d'ailleurs explorée de façon très sensible dans cette seconde moitié du livre. Par le personnage secondaire de Jérôme, qui n'entre pas dans les dynamiques amoureuses, l'on devine aussi une évolution culturelle, intellectuelle, artistique voire même peut-être spirituelle chez la narratrice, même si, dans ce binôme Pygmalion-Galatée aussi, Banine semble faire figure de tiers et d'intruse. Pourtant c'est elle qui deviendra écrivain...
J'ai cherché assez attentivement dans ces pages un présage de la future conversion au christianisme, de l'auteure qui a fait l'objet d'au moins deux autres ouvrages, dont un sans doute autobiographique (J'ai choisi l'opium) et un romanesque que je m'apprête à lire aussitôt et dont la datation est aussi ambiguë (au point que les deux pourraient avoir précédé Jours Parisiens), mais je n'en ai rien trouvé de précis. J'en déduis que Jérôme n'en fut pas à l'origine, ou bien pas à l'époque, relativement brève, décrite ici.
La qualité littéraire de ce second tome le rend comparable au premier (les coquilles dysorthographiques à corriger aussi). Peut-être la surprise tend à me faire préférer l'autre, mais certainement encore davantage ma plus grande curiosité pour un destin, une géographie et une Histoire qui m'ont paru vraiment extraordinaires. Ici, c'est plutôt le jeu du regard sur la France (des années 20) qui a entretenu mon intérêt. Et le style, naturellement...
Cit. :
« Au risque de passer pour une radoteuse, je dois revenir encore sur une singulière psychologie des mannequins qui tenait par certains côtés sinon de la prostituée – ce serait trop dire – mais un peu, beaucoup même de la courtisane. Je parle au passé, car j'imagine qu'en cinquante ans les choses ont beaucoup changé, grâce à ces mass-média dont on dit avec raison du mal, mais qui, les choses étant ce qu'elles sont, c'est-à-dire profondément ambiguës, ont aussi leur bon côté : elles ouvrent les esprits, ou peuvent les ouvrir, à de multiples horizons. De mon temps, mes collègues mannequins relevaient de l'infantilisme, ne poursuivaient qu'un but, l'argent, qu'elles se proposaient d'acquérir en échange d'une cession plus ou moins prolongée de leurs charmes dont le perfectionnement les occupait, en bonne logique, à longueur de jours. Elles semblaient ignorer que l'homme, cette bête insatiable, recherche parfois des qualités autres que physiques. Il ne leur venait pas à l'esprit qu'une part de nous-même, peut-être la plus précieuse, demande elle aussi des soins et des ornements, autant que notre aspect extérieur, sinon plus. » (p. 66)
« N'ayant d'ailleurs plus droit au titre de soupirant, […] il s'osait pas soupirer, mais son air soupirait pour lui, proclamant son désarroi. Convaincu enfin de l'honorabilité de Gulnar, il lui montrait un respect qui eût mieux convenu à une douairière qu'à ma cousine si tranquillement dévergondée. […] et l'honorable Gulnar s'émerveillait de la crédulité du comte qui illustrait de manière éclatante le thème amour = folie. Elle prétendait qu'il maigrissait, qu'il perdait ses belles couleurs d'autrefois, indice d'une digestion et d'un cœur exempts de soucis. Il nous semblait, à Jérôme et à moi, qu'elle grossissait, si l'on peut dire, l'amaigrissement et la pâleur du comte, pour les interpréter à son avantage. Mais si même Gulnar forçait la note, il est certain que Montforgé était changé, qu'il semblait en quelque sorte affaissé intérieurement, que déjà compassé et lent à l'état naturel, il tombait parfois dans un engourdissement accablé – et accablant pour nous. Dans ces moments, disait Gulnar, il avait tout d'un sac de pommes de terre, moins l'avantage d'être comestible. » (p. 196)
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