Ce livre, sans doute un roman, pourrait avoir pour thème le suicide, ou le deuil d'une suicidée, ou l'éventualité que le statut d'endeuillée apporte des avantages sociaux désirables, ou que ces privilèges puissent être obtenus au moyen d'une imposture au deuil, ou que ce crime lésant la douleur légitime des endeuillés avérés soit poursuivi en justice pénale, dont la procédure aurait pour fondement d'infirmer petit A la réalité de la douleur de l'endeuillée, petit B la vraisemblance des rapports humains de proximité, intimité, affectivité entre la suicidée et l'accusée.
Ce livre, hypothétiquement un témoignage, aurait pour axiome la thèse très post-moderne que toute réalité puisse surgir de – ou bien être remplacée par – la somme des discours, des narrations contradictoires afférents, pourvu que l'exhaustivité soit respectée, que les positions respectives des personnages, de l'auteure, voire des lecteurs convoqués par l'injonction que constitue le titre puissent être secouées ; que la notion de fiction doive être entendue à plusieurs niveaux, même au plus extrême et littéral, et que le surgissement d'états émotifs, notamment par tout ce que le suicide et le deuil convoquent nécessairement dans le psychisme individuel comme dans la conscience collective, particulièrement chez les personnes en ayant fait l'expérience, surgissement donc à l'aune duquel pourra être mesurée l'effectivité et l'efficacité du texte, voire de chaque simple parole, soit suivi instantanément du broyage provoqué par le relativisme des points de vue des titulaires de ladite parole – par ex. celle de « Mme Sagesse Populaire ». [À ce propos, tout en ayant déjà lu quelques ouvrages romanesques sur le suicide et/ou d'auteurs suicidés, ma pensée émue va ici à la grande Nelly Arcan, et étant ainsi parvenu au petit constat empirique que parmi eux les usagers de pseudonymes sont plutôt majoritaires, je me suis demandé si, dans le cas présent, le passage qui s'opère progressivement, à partir de la p. 67, entre le personnage de l'Accusée et NY ou Nina ou Nina Yargekov, aurait pu s'opérer aussi pacifiquement si ce dernier n'avait pas été un pseudo ; et j'ai aussi fait une petite vérifications de dates de naissance et de décès sur Wikipédia, afin de vérifier l'hypothèse que vous, l'amie du grade que vous voudrez, soyez la réincarnation de Romain Gary... en vous souhaitant sincèrement une meilleure fin ! Et ça tient la route.]
Ce livre serait donc pour moi, ou aura été, d'abord et surtout une centrifugeuse à jus. Jus aussi amer que bio. Extractible par propulsion hyper-rapide, contre une paroi au grillage fin et robuste, d'une matière dure déchiquetée, même du céleri-rave-et-curcuma. J'en garderai la frustration de n'en avoir guère compris grand-chose, car beaucoup plus est là que je n'y ai vu ou retenu, et surtout de m'être laissé benoîtement manipuler dans les émotions ambivalentes suscitées par un récit à haute température d'affects : du chagrin et de la colère, de l'empathie et de la détestation, de la répulsion et de l'admiration pour le procédé, de la curiosité pour tout indice involontaire qui laisserait, grand A, supposer un léger penchant vers l'un des points de vue énoncés, grand B, apercevoir en transparence ou en carottage géologique des traces biographiques de l'auteure. Du vrai, quoi. Penses-tu ! C'est comme le passage de l'ironie la plus outrancière, que l'on pourrait dire la plus illégitime, à la gravité la plus apte à porter une réflexion, voire un enseignement ; et retour, pour bien triturer le tout : comme les enfants qui s'amusent à l'alterner le c'est pour de vrai avec le c'était pour rigoler.
Ce n'est pas du tout un livre drôle, mais on s'y esclaffe souvent. Ou bien, c'est comme ce recours à l'antiphrase à deux occasions : dans les cinq compétences professionnelles qualifiant l'endeuillée free-lance (pp. 121-132) : « Faire face à la réalité du décès », « Appréhender le geste suicidaire de façon apaisée », « Lutter contre le vécu d'exclusion », « Préserver son couple », « Trouver les mots pour le dire » ; et dans les treize encadrés finaux qui composent le ch. « Le roman » et sont censés le caractériser – mais est-ce réellement et entièrement le contraire qui est véridique ? : « 1. Un texte généreux », « 2. Un message de paix », « 3. Un livre politique », « 4. Une démarche pédagogique », « 5. Du mystère et des énigmes », « 6. Un univers féerique », « 7. Du contenu », « 8. Un regard singulier sur le monde », « 9. Un récit haletant », « 10. Une chute totalement inattendue », « 11. Une déontologie irréprochable », « 12. Un objet sous garantie » [mon préféré, tous les assureurs au pilori !], « 13. Un roman dont vous êtes le héros » (pp. 233-245).
Non, le lectorat n’acquiescera pas à votre injonction, faute de validation du seuil minimum de vérité, pour la même raison pour laquelle l'électorat post-moderne se dépolitise. Oui, il est légitime et même salutaire de questionner (la mise en acte de) l'assertion que la vie ne vaille pas la peine d'être vécue, que la douleur de la mort soit aussi une gratification, que le suicide, par le reproche qu'il adresse au survivant, puisse lui provoquer un désir d'identification en retour ; il est opportun de s'interroger enfin sur les conditions nécessaires – des conditions de vérité, justement – à l'existence et à la pérennisation du sentiment de « meilleure-amitié » voire du sentiment amoureux (hétéro tout comme homosexuel), « sans quoi, on est juste une cruche [un benêt] qui poursuit de ses ardeurs amicales une inconnue » (p. 196).
Cit.
Témoignage-bénédiction de la « Sorcière free-lance » [pour ses effets thérapeutiques sur le Lecteur envers l'Accusée] :
« Que la honte te couvre, te frappe et te défigure, qu'une pluie de crapauds surgelés s'abatte sur ta tête, que des rideaux tressés d'intestins obscurcissent ta vue, qu'un sang nauséabond coule de tes robinets et que tu enfantes une portée de chevreaux morts-nés en plastique cancérigène ! Que ton aspirateur crache des moustiques venimeux ! Que des bêtes sauvages surgissent de tes placards ! Que des vers luisants fassent leur nid dans tes barquettes de carottes râpées ! Et qu'à jamais toi et tous ceux de ta maisonnée voient leurs cheveux infestés de pellicules grasses résistant à tout traitement ! » (p. 73)
Pars pro toto :
« Même la déchetterie municipale, dont c'est pourtant le rôle de débarrasser les honnêtes citoyennes comme moi de leurs encombrants, a refusé de me venir en aide, nous sommes navrés chère mademoiselle cependant nous prenons en charge uniquement les objets solides, pour votre affliction post-traumatique voyez éventuellement avec le service dératisation. Bande d'imposteurs. Alors que j'avais coché toutes les cases sur le formulaire et m'étais allongée sur le trottoir à six heures du matin les bras en croix comme stipulé, mais au lieu de me mettre dans la benne des ordures les fonctionnaires de la ville m'ont relevée et ils m'ont dit, remontez chez vous et buvez une petite camomille, il ne faut pas rester comme ça dehors en pyjama. » (pp. 158-159)
« Parce que ma peine, mon deuil, je veux que vous les voyiez. Vous serez mes témoins. Ce sera votre travail. Votre mission. Votre charge. Moi je ne témoigne pas, j'agis.
C'est une douleur intolérable. Je choisis les mots avec soin. Intolérable, provenance étymologique de qu'il est impossible de tolérer et pourtant on est obligé. Surtout qu'on est si mal préparé. Il n'y a pas de cours de deuil à l'école. Il n'y a pas de département de deuillologie dans les centres de recherche. On vous renvoie vers les thérapeutes, les médecins. Comme si c'était exclusivement un problème personnel. Un malaise singulier, à soigner au cas par cas. Comme si ce n'était pas une affaire collective ce putain de suicide [...] » (pp. 172-173)
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