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[Paradis clef en main | Nelly Arcan]
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apo



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Posté: Sam 21 Jan 2017 21:24
MessageSujet du message: [Paradis clef en main | Nelly Arcan]
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Dans ma période de lecture approfondie de Nelly Arcan, je pensais que son roman posthume que voici, paru quelques mois après son suicide à l'âge de 36 ans, abordait le thème de l'euthanasie ou plus exactement du suicide assisté. J'ai longtemps attendu avant de le prendre en main et j'ai mal fait.
En le refermant, et malgré une probable incomplétude stylistique – s'il n'avait été terminé dans l'urgence, sans doute certains passages auraient-ils été peaufinés, conformément à la méticulosité lexicale qui caractérisait l'auteure – j'ai le sentiment d'avoir néanmoins lu un véritable testament spirituel, qui dépasse la simple thématique isolée, en non seulement par l'innervation fertile du vécu personnel.
Certains éléments de la réflexion de cette grande philosophe, dont elle avait fait le tour, n'apparaissent plus dans ce roman : la marchandisation du corps, la psychopathologie du désir et celle du sentiment amoureux.
La narration revient à la première personne, comme dans ses deux premières œuvres (Putain et Folle), mais à l'évidence l'autobiographisme est dépassé dans la trame qui possède au contraire l'ouverture sur un Zeitgeist à peine caricaturé que l'on trouvait déjà dans A ciel ouvert. Pourtant, contrairement à ce roman-là, aucune critique sociale explicite n'est émise, notamment sur l'organisation opaque et obscure qui organise les suicides assistés, Paradis, clef en main.
Au contraire, l'on peut supposer que ce qui relève de l'autobiographique, et qui marque d'une trace plus intime encore que celles des premiers ouvrages ayant trait pourtant à son intimité sexuelle, c'est une analyse extrêmement pénétrante de la pulsion de mort de la narratrice. Par une mise en parallèle de l'absence congénitale et supposée génétique de l'élan vital chez le personnage féminin (Antoinette, la narratrice) et chez son oncle Léon, c'est une véritable théorie de l'inadéquation à vivre qui est échafaudée. Peu importe si le roman se construit dès le début sur une conclusion optimiste – la narratrice perd son désir de mourir et « se rachète » même de sa conflictualité fondatrice avec sa mère – contrairement à la fin de vie de l'auteure. La trame, qui parfois présente des éléments presque humoristiques – ce qui constitue aussi une nouveauté unique dans la prose d'Arcan – en particulier dans l'absurdité de la pensée retorse de Monsieur Paradis, n'en demeure pas moins ancillaire à l'analyse. Au moins dans ma lecture.
J'en veux pour preuve la force stylistique tout à fait particulière du premier chapitre, intitulé significativement « C'est ma vie », qui s'estompe dans les suivants, où commence le récit de l'aventure avec Paradis, clef en main. Je peux très bien comprendre qu'un lecteur n'ayant pas les nerfs solides soit heurté, bouleversé voire repoussé par cette entrée en matière, qui pourrait constituer une nouvelle autonome.

Tout au plus, en suivant cet optimisme relatif du roman par rapport à la biographie réelle, c'est-à-dire cette idée improbable de la réversibilité du suicide sur laquelle se fonde le récit, peut-on se surprendre à se demander si, au cours de la rédaction de l'ouvrage, la tragédie que l'écrivaine se réservait était encore évitable...

Cit :

« Les couples qui se disputent, se disputent selon un schéma de pas de danse qu'ils respectent au pied de la lettre sans le savoir. Dans leur esprit, frustrations et récriminations s’enchaînent toujours dans le même ordre et les répliques qui fusent, automatiques et identiques d'une fois à l'autre, ont battu leurs propres sentiers creusés par la répétition, sentiers impossibles à camoufler une fois que s'est imposée la fois de trop : l'herbe n'y pousse plus et la terre, aride, aurait besoin de la durée de toute une vie pour ne plus exhiber son marquage, son piétinement de couple qui se dispute dans une danse au quart de tour. Et encore. » (p. 21) [Noter l'intelligence de l'usage des répétitions]

« Les gens comme nous se répètent, comme un pianiste répète ses gammes, des perroquets, ils ressassent leur pensées, ils répètent une inlassable litanie, ils sont pris au piège de l'encoignure comme un jouet confrontant la même surface, le même mur, mélopée lassante pour quiconque n'est pas le plaignant. Ou alors, mon oncle disait : "Un jour, tout sera fini", et je ne savais pas s'il parlait de nous, de nos vies, ou du monde entier. Sans doute les deux échelles se confondaient-elles en un même mal, l'une contenant l'autre. Ou encore : "La vie est injuste", et je ne savais pas s'il voulait dire qu'elle était injuste par erreur, par égarement, étourderie, cruauté, manque de rigueur, qu'elle pouvait donc, à la limite, être juste, ou que le fait d'être en vie était injuste. "La vie est injuste" et "vivre est injuste" étaient deux observations indémêlables dans ses paroles. Qui correspondaient à ce que je pensais peut-être déjà. » (p. 136)

« Mais pour mourir, il faut attendre la maladie, ou l'accident, il faut attendre de s'endormir de fatigue à force d'être vieux ou encore il faut se prendre en charge et se tuer. […]
Mon corps s'est toujours dérobé à ma volonté et à mes plans. Il me glissait entre les doigts au dernier moment, comme si on était deux personnes différentes. Comme si mon corps avait des desseins propres, une vision autonome de la vie, en dehors de la mienne.
On est plus fort qu'on le pense. Nos veines sont plus difficiles à ouvrir qu'on le croit. Notre cou, plus dur à casser qu'à première vue. Surmonter le hérissement intégral du corps sur le quai du métro, devant les rails vibrants qui soubresautent, au son des voitures attachées les unes aux autres qui surgissent comme un seul homme, qui arrivent à toute vitesse, c'est beaucoup plus difficile qu'on imagine. Notre corps a prévu qu'on puisse vouloir le supprimer, l'anéantir. Et il s'est armé contre ça. » (pp. 141-142)

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