Plus qu'une lecture, c'est une expérience. Une expérience déroutante, parfois difficile, mais singulièrement gratifiante et originale. En inventant un nouveau langage, le Parlénigm, version appauvrie du nôtre, dont il est une sorte d'adaptation phonétique, Russell Hoban nous immerge dans un univers original et prégnant, en 2347 N.C.C.
Une guerre nucléaire (le "Grand Boum") a ravagé le monde, et fait régresser les hommes à l'âge de fer. Ils ont hérité d'une nature dévastée, et, oublieux de la civilisation pré apocalyptique, se sont bâtis, de bric et de broc, une mythologie collective empruntant à de vieilles bribes de religion auxquelles se mêlent des références à une technologie disparue. Incapables de déchiffrer le sens des rares écrits sauvés du passé, ou de comprendre l'utilité des objets d'antan qui jonchent le sol de la campagne du Kent où se déroule l'action, ils ont de leur Histoire une interprétation simpliste et erronée. La figure centrale en est le légendaire Eusa, qui, à la demande de M.Mallin, extorqua le secret de la bombe au Ptitome bryllant, déclenchant ainsi "le Sale Temps".
Enig, douze ans, vient de perdre son père, "oxi dans la creuz où il jobbait". Il hérite de son statut de passeur d'histoires. A ce titre, il prend la route, à la recherche d'une improbable "Vrérité", et conte ses aventures dans le carnet de bord qui compose le récit. Car Enig, contrairement à nombre de ses contemporains, sait écrire...
"Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j'ai oxi un sayn glier il a été probab le dernyé sayn glier du Bas Luchon".
"Enig Marcheur" est un conte grisâtre et pessimiste, dans lequel l'auteur imagine les conséquences de l'utilisation, à des fins guerrières, de la puissance technologique mise à disposition de l'homme. On s'interroge au cours de la lecture sur le sens de la survie humaine dans une société devenue amnésique de ses erreurs, et incapable de se réinscrire dans une dynamique de progrès. La communauté dépeinte dans "Enig Marcheur" laisse une impression de médiocrité, d'appauvrissement intellectuel, et de perméabilité à la superstition. La violence et la "preuh" sont omniprésentes, notamment sous les traits de chiens aux yeux jaunes, qui, revenus à l'état sauvage, dévorent les hommes. Les êtres humains ne sont pas en reste : séparés en deux communautés distinctes qui s'opposent -les fermiers et les nomades-, ils font parfois preuve d'une barbarie primitive.
"Oxi avec sa bite et ses couilles rachées et sa tête presq aussi et son visaj viré au gris et les feuilles mouillées foulées au pieds et ses yeux fixés sur le ciel gris au dssus de lui."
C'est également une évocation puissante de la subjectivité historique, et des dangers liés à l'illusion du progrès... Peut-être le monde dépeint par Russell Hoban est-il finalement celui d'une deuxième chance pour l'homme qui, libéré des valeurs qui ont conduit à sa perte, se voit offert la possibilité de créer une société nouvelle, et que l'époque d'Enig n'est que celle d'une transition vers quelque chose de meilleur ?
Un roman à découvrir, donc, à condition d'être prêt à quelques efforts, surtout en début de lecture. Il se produit ensuite un phénomène d'accoutumance assez étrange, dans la mesure où il rend d'autant plus vivants l'environnement d'Enig et les curieux personnages qui croisent sa route. Et bien que rendue abrupte par cette langue atypique -il faut d'ailleurs saluer le travail de traduction auquel s'est attelé Nicoles Richard, ce que personne n'avait osé faire depuis la parution de ce roman en 1980-, le texte offre malgré tout des moments de divertissement, paradoxalement grâce à la dite langue, qui est en effet l'occasion de jeux de mots parfois grivois, délivrés comme incidemment, avec une sorte de fausse innocence.
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