Voici enfin traduit en français le premier roman d'Orhan Pamuk (paru en 1982, soit 24 ans avant l'obtention du prix Nobel), que certains considèrent en Turquie comme son meilleur ouvrage et qui, pour ma part, est le plus narratif.
Il s'agit d'une saga familiale sans doute fortement autobiographique qui se déroule en trois parties correspondant à des moments cruciaux de l'Histoire de la Turquie moderne : en 1905 lorsque le sultan Abdülhamid survit à un attentat mais est de plus en plus contesté, en 1938 à la veille et au lendemain de la mort d'Atatürk, en 1970 peu avant le second coup d'Etat militaire.
Les personnages principaux ressortant de l'immense fresque familiale sont respectivement : Cevdet Bey, le fondateur d'une des premières entreprises commerciales dirigées par un musulman dans le pays ainsi que de sa maisonnée, par opposition à son frère Nusret, velléitaire révolutionnaire francophile rongé par l'alcoolisme et la tuberculose ; Refik, fils de Cevdet, qui, contrairement à son frère Osman, délaissera l'entreprise familiale suivant ses aspirations de réformateur social dans les domaines agraire et culturel-éditorial, et ses amis Ömer, qui abandonne vite ses ambitions personnelles démesurées pour un isolement campagnard, et Muhittin qui troque ses élans de poète maudit contre l'idéologie d'extrême-droite ; Ahmet, fils de Refik, artiste-peintre essayant de trouver une fonction révolutionnaire à son art.
A vouloir résumer 750 p. en une phrase, il s'agit d'un roman sur le sentiment d'inadaptation donc l'angoisse que provoquent les interrogations sur le sens de leur vie individuelle chez trois générations d'hommes également mais différemment incapables de s'engager dans la vie publique, alors qu'ils ressentent l'impératif moral de le faire. Tension entre élan vers la cité et repli sur soi. Culpabilité d'appartenance ou d'ambition d'appartenance de classe, laquelle se traduit en veulerie paralysante -et son symptôme alcoolique-. Etant donné d'autre part que l'action politique, ou l'action tout court, ne résiste pas au jugement de la raison qui la trouve dérisoire, inopportune, voire malhonnête. Réalisme-compromissions vs. idéalisme-verbiage. Modernité vs. "aménagements".
Ici Pamuk n'a pas le souci d'expliquer, de démontrer : il accumule, amoncelle, entasse, amasse (l'essentiel et l'essentiellement superflu) - c'est ce qui nous en apprend tant. Mais il s'agit d'un premier roman : les hardiesses stylistiques qui viendront ensuite (indisposer tant de lecteurs et en enthousiasmer quelques-uns dont je suis) sont encore absentes.
PS : Bien que ce soit une roman "d'hommes", les personnages féminins sont tous très joliment ciselés.
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