Fidèle à une préface didactique d’une bonne quinzaine de pages en ouverture à ses opuscules, Frédéric Schiffter, le philosophe dilettante ou le « nihiliste balnéaire » tel qu’il se définit lui-même, introduit son défilé des penseurs tristes en précisant d’emblée que le charme émane de leur style apte à ciseler des réflexions fécondées par la mélancolie. La joie du philosophe, quant à elle, est sujette à caution. Ancré dans le présent, le joyeux ne peut pas mettre à distance la réalité à l’inverse du mélancolique. « Au contraire d’un joyeux préservé par le sort, il [le mélancolique] sait, pour en avoir fait l’expérience, que le réel peut se dérober brusquement sous les pas d’un humain, que sa chute sera douloureuse et, une fois rétabli, s’il en réchappe, qu’il en gardera un boitement ». Fort de ces précisions ontologiques, Frédéric Schiffter débute sa galerie de portraits par Socrate et la tentation du suicide. Accusé de corrompre les esprits de la jeunesse et condamné en conséquence, le penseur libre accepte sans barguigner la sentence de mort et la posologie idoine : « une dose de ciguë pour trois doses de vin ». Vient ensuite l’Ecclésiaste, dandy nihiliste passé en contrebande dans les saintes écritures. Frédéric Schiffter déroule dans la foulée, chronologiquement, ses moralistes préférés, dessinant en creux son autoportrait. Il y a François de La Rochefoucauld (1613-1680) échangeant ses maximes contre des potages et des entremets, Marie de Vichy-Chamrond, marquise Du Deffand (1697-1780), épistolière gangrénée bien avant Baudelaire par l’ennui, ce supplice de l’enfer sur Terre, Marie-Jean Hérault de Séchelles (1759-1794), aristocrate libertin et lettré, indifférent même à sa propre mort face à la guillotine, l’incontournable Emil Cioran (1911-1995), Roumain d’expression française, sceptique insomniaque, maître de l’aphorisme décapant, aussi bref qu’indiscutable. Le fleuron de la collection de portraits revient peut-être à l’obscur Albert Caraco (1919-1971), juif séfarade turque nationalisé uruguayen installé en France, parlant couramment l’anglais, l’allemand, le français et l’espagnol dont les écrits conséquents, radicaux et haineux demeurent méconnus. Inhibé, complexé, esseulé, Caraco se tailladait le pénis pour contenir ses élans charnels : « C’est de ces vives douleurs d’écorché que lui vint sa misanthropie viscérale, le besoin de rabâcher aux humains que rien n’est plus dérisoire que leurs efforts pour oublier le cloaque de leur berceau et se dissimuler la pourriture de leur tombeau ». Il y a encore Nicolás Gómez Dávila (1913-1994), moraliste colombien de Bogota qui vomit la modernité, Henri Roorda (1870-1925), pédagogue libertaire, chagriné par la vie, gai et agité, désordonné et suicidé. Enfin, le 10e nihiliste portraituré est Roland Jaccard (né en 1941), pourfendeur sarcastique des illusions. Un court épilogue clôture le passage en revue des marqueurs d’esprit chers au philosophe habitué à soliloquer faute d’amis conséquents. Néanmoins, Frédéric Schiffter a des délicatesses sentimentales qu’il offre à une multitude d’anonymes bienveillants.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]