Les Terres du couchant
Lecture commune avec la chère amie Ingannmic
Il y a longtemps, en conversant sur
Le Rivage des Syrtes, mon interlocuteur l'avait qualifié de « roman géographique » en ceci que le véritable protagoniste du récit, par lequel la trame se déroule, l'intelligence du texte avance, les émotions du lecteur se précisent, la tension augmente jusqu'à son apogée interrompu – l'inévitable confrontation avec l'ennemi – est non le héros mais la description des lieux.
Dans
Les Terres du couchant, manuscrit retrouvé et récemment publié dans un état vraisemblablement presque accompli, qui fut longuement travaillé (1953-56) juste après
Le Rivage, je trouve que cette caractéristique est développée encore davantage, je dirais jusqu'au paroxysme ; ainsi, j'inscris résolument ce roman dans le sillage et la succession du précédent, malgré l'avis contraire de Bernhild Boie, spécialiste de Gracq qui signe la postface du livre, et je vérifie encore la théorie que tout auteur continue à écrire pareillement tant qu'il n'a pas le sentiment d'avoir fait le tour de son menhir.
Je retrouve cette continuité d'abord par l'intrigue.
Dans les deux cas, il est question d'un État, méconnaissable vis-à-vis de nos repères historiques et géographiques, mais dont l'antiquité s'accompagne du déclin et qui est confronté à la menace imminente de guerroyer contre un ennemi qui finira sans doute par le vaincre ; cette prédiction le porte à tenter de se soustraire à l'Histoire, alors que le narrateur-héros, impatient face à cette passivité, l'y précipite par son action à la fois patriotique et rebelle. Dans le second roman la guerre a bel et bien éclaté, pourtant, en dépit des dernières actions guerrières décrites dans toute leur expressivité – les prisonniers décapités et l'érection d'une pyramide avec leurs têtes, images qui ne constituent pas l'excipit du récit – elle garde jusqu'à la fin son caractère d'imminence voire de transcendance.
L'intervention du héros-narrateur est encore de nature semblable à celle du précédent. Ce fonctionnaire diligent, accompagné de quatre complices – Hingaut, Lero, Hal et Bertold, « frères que nous nous sommes choisis, vous dont il m'est bon et suffisant que nous soyons ensemble » (p. 36), décide de quitter l'apathie de la grande ville de Bréga-Vieil et de fuir clandestinement, en franchissant dans le plus grand secret une frontière sous forme de mur, pour se retrouver d'abord dans un village maritime, les Grèves de Lilia, et ensuite, dans la seconde partie du roman, au plus proche de la bataille, dans la ville fortifiée de Roscharta, près du château d'Armagh qui tombera et sera incendié le premier. L'action du roman correspond au parcours de cette fuite, de cette clandestinité et de cet engagement auprès des garnisons belligérantes de la forteresse.
Mais je reviens surtout sur le « roman géographique » qui se constitue intégralement par les descriptions des lieux. D'abord d'un constat quantitatif : presque tous les paysages sont minutieusement pris en compte : urbain, villageois, rural, forestier, de plaine, de col et de prairie, maritime, lacustre, d'architecture militaire (citadelle), de ruines de guerre. En revanche les descriptions psychologiques, ne serait-ce que celles du héros et de ses quatre compagnons, sont pratiquement absentes. Celles des activités humaines sont elles aussi réduites à part infime et souvent entourées de vague et d'ellipses.
J'irais plus loin : un seul personnage féminin est identifié, nommé, et il intervient très parcimonieusement ; c'est celui de la comédienne Aega. Voyez comment même la description de ce personnage glisse continuellement vers des métaphores paysagères (je les souligne en italiques) :
« Je me souviens seulement […] qu'une femme très belle,
flottée encore sur le sentier de nuit bleue qui l'avait apportée, leva ses mains et d'un mouvement très lent des épaules fit crouler sa chevelure sur son vêtement blanc,
comme la pluie lourde et chaude qui croule sur un jardin. La femme plus que nous est
mêlée à cette terre et nous l'apporte :
dans le champ clos sans ombre où nous vivons, où tout signe se résout dans sa signification crue, où l’œil cerne son but et l'heure sa tâche précise, où
l'on circule par les rues entre les angles durs d'une ruche nettoyée, c'était comme si toute
l'épaisseur confuse de ce monde perdu s'était jetée soudain sur nous
dans son parfum de forêt mouillée avec l'air frais du matin sur les routes ouvertes, le flamboiement des villages à midi, le vent qui brûle aux pointes des herbes, les tours bleues qui montaient sur les soirs de voyage, les chaudes braises rouges de la nuit visitée. Beauté terrible
à l'enfermé, parce qu'elle est méprisable, toute couverte de ses yeux cruels
où reverdissent les royaumes de la terre. » (p. 191)
Enfin, cette longue citation permet de cerner une autre caractéristique sans doute constate dans l’œuvre de l'auteur : ses images sont très nettement d'inspiration surréaliste, et si Gracq se défendit de s'assujettir au pénible examen qui excluait beaucoup plus qu'il n'acceptait les candidats à appartenir au mouvement, d'autant plus qu'il se méfia toujours des critiques et de leurs activités procustiennes, il n'en demeure pas moins qu'il apprécia et plaida pour son ami Breton même après que d'autres l'eurent abandonné.
A l'aune de ces deux caractéristiques, ce roman me semble remarquable : un don pour la postérité qui compense et surpasse l'éventuelle trahison d'un hypothétique testament.
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