Les péripéties de l'édition (et parfois de la traduction) octroient une fortune inégale à certains grands auteurs dans différents pays ; en France, Pessoa n'a pas été très gâté et, de plus, son nom est principalement associé à l'épithète de poète.
Une découverte posthume nous a dévoilé, ces dernières années, son activité très durable de nouvelliste policier, que l'auteur lui-même devait tenir pour réservée, destinée à une publication - sous ce même titre - toujours reportée. Il existe une première série de nouvelles de ce genre que l'auteur écrivit en anglais, sous pseudonyme, esquissant le personnage de son détective, William Byng au raisonnement infaillible qui résolvait les intrigues "sans bouger de son fauteuil".
Dans cet ouvrage, le personnage a quelque peu gagné en complexité, il s'appelle Docteur Abilio Quaresma, déchiffreur de charades, médecin non pratiquant, au physique frêle et ingrat, d'aspect négligé, souvent malade, fumeur de cigares et enclin à la boisson, toujours apte à résoudre des énigmes d'apparence insoluble grâce à la seule puissance de sa logique déductive. Dix nouvelles sont incluses dans cet ouvrage, sur les douze (ou peut-être treize) que l'auteur prévoyait, comportant des degrés d'aboutissement très variables, mais toutes montrant le développement, souvent long et détaillé (verbeux...?) de la démonstration du héros.
On peut ainsi se faire une idée très précise des caractéristiques que l'auteur avait attribuées à son personnage et également deviner assez clairement quel était son procédé d'écriture des nouvelles, où la trame, les circonstances factuelles, les noms des protagonistes sont des facteurs sans doute secondaires, certainement postérieurs à la mise en scène du raisonnement. J'ignore si tous les auteurs de polars opèrent de la même manière, mais cette chronologie de mise en chantier de l'histoire m'a beaucoup intéressé.
Les préfacière et postfacière-traductrice ont insisté sur les influences et les goûts de Pessoa par rapport au polar : les noms de Poe et de Conan Doyle reviennent avec insistance, Agatha Christie (Hercule Poirot) aussi ; puis, inévitablement, l'hypothèse autobiographique que l'on évoque si ostensiblement au sujet du Bernardo Soares du Livre de l'intranquillité. Pour ma part, j'ai trouvé une citation presque textuelle d'une célèbre formule de Sherlock Holmes, mais en conclusion je suis plutôt sceptique sur ce thème des influences. En effet Quaresma m'a semblé pour de nombreuses raisons l'anti-Sherlock Holmes et en général un personnage que l'auteur n'incite pas à admirer de façon inconditionnelle - tout comme Bernardo Soares, d'ailleurs - ce qui constituerait une assez grande avancée sur les polars de l'époque en question, et appellerait à la prudence quant aux projections autobiographiques...
Quaresma est infaillible, certes ; il est le contrepoint d'un policier bruyant, obtus et dévoué, assurément ; mais c'est d'abord un grand bavard, un monomaniaque d'une certaine taxinomie pseudo-psychologique. Contrairement à Holmes, il ne déduit pas d'après des faits observés et incontestables, mais il procède par élimination sur la base de types caractériels des personnes impliquées qui me semblent si baroques que je ne peut m'empêcher d'y supposer plutôt une caricature de la psychologie-psychiatrie et en fin de compte du positivisme médical (ex. tempéraments criminels, etc.) fin XIXe.
Est-ce un second degré de mon cru ? J'ai peut-être trop d'estime pour Pessoa pour penser qu'il aimait excessivement son Quaresma... quant à s'y reconnaître...
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