Et si un jour, la Terre... (T. 25, 2004) [2/5]
Sous un ciel vert pomme, dans un no man’s land saumon aux arbres vitrifiés, Kurdy et Jeremiah chevauchent leurs bécanes mais le carburant vient à manquer et le pont qu’ils devaient franchir est effondré. Surviennent Percy et sa petite bande véhiculée proposant au duo d’amis de l’essence contre une escorte et l’histoire embraye au point mort, en patinage artistique dans la semoule. Avec un tueur aux trousses armé d’un fusil à lunette et une prisonnière illuminée qui fait bien la roue sans petite culotte, le lecteur s’écarquille les yeux afin de bien voir qu’il n’y a rien à voir. L’histoire sans queue ni tête, les multiples incohérences scénaristiques, les couleurs pénibles et le graphisme bâclé d’Hermann apportent à l’ensemble une allure bouffonne, décalée, presque fascinante : « Ha ! Ha ! Tu sais que tu m’amuses, voyageur ! ». Bah ouais ! Mais toi, pas trop ! Le lecteur aimerait bien trouver une ligne directrice à l’ensemble mais des thèmes sont esquissés et rapidement abandonnés, sans l’once d’une explication ou d’une cohérence quelconque ainsi d’une nature mutante, malmenée et vengeresse. Dans quel monde vivons-nous ?
Un port dans l’ombre (T. 26, 2005) [5/5]
Comme un poisson dans l’eau de mer, Kurdy porte secours à la jeune Milova en train de se noyer. Avec Jeremiah, ils vont au village de pêcheurs afin d’emmener Milova au bercail mais les gens du cru, pieux à empaler tous les étrangers considérés d’office comme des suppôts de Satan, les reçoivent avec une sourde hostilité. L’isolement et la rudesse de l’éducation incitent les adolescents à se rebeller. Une guerre sans issue se prépare en sourdine avec Kurdy et Jeremiah pris dans l’étau de la communauté sectaire.
Enfin une histoire qui tient le haut du pavé. Bien que le canevas narratif soit connu d’avance, les héros surgissent, sont malmenés et réagissent, l’histoire ne supporte aucun temps mort. Au contraire, les fils se tendent à mesure que l’aventure avance. Elle est crédible et cohérente. Aucune intervention surnaturelle inexpliquée ne vient gâter la mise de départ. Les dialogues sont enlevés et parfois très drôles. Le dessin est travaillé et les couleurs directes apportent une atmosphère particulière en jouant sur une gamme restreinte de gris et de marron. Finalement, après cette lecture enthousiasmante, on peut penser qu’Hermann dispose encore de plus d’un tour dans son sac.
Elsie et la rue (T. 27, 2007) [3/5]
La vie post-apocalyptique qui ouvre la première aventure de Jeremiah apparaît, après 28 ans et 27 albums, bien conforme à notre époque. Rien ne dénote dans la ville de Langton. On se croirait dans une bourgade américaine près de la frontière mexicaine. Le malfrat de l'histoire est un poussah gominé à fines moustaches. Il commande un mafieux, Blitz, qui dirige violemment une bande de loqueteux. Il s'enrichit à partir des menus larcins, vols et extorsions diverses. Afin de rappeler les règles à ses ouailles, Blitz plonge les "dissimulateurs de gains" dans une baignoire glacée, long tube vertical transparent à la vue de toute la bande, pour leur édification. Elsie se rebelle. Elle veut faire bande à part. Les protagonistes, Kurdy, Jeremiah et Milova, rescapée de l'album précédent, jeune oie blanche bientôt mise au parfum par Elsie, vont croiser leurs chemins avec tout ce petit monde pourri. Tante Martha sermonne, admoneste, voit le mâle partout. Kurdy s'amuse. C'est lui qui va tirer... les ficelles même si le bain bouillant va le refroidir un peu. Les méchants sont curieusement emperruqués. En dépit de dialogues décalés : "Ecoute minable. Ou tu sors tout de suite par la porte qui est derrière toi ou par la fenêtre qui est derrière moi ! - Oh, je suis déçu. Je vous croyais plus poli. - Bon ! J'vois que t'as choisi la fenêtre !", les coups sont accompagnés de jets d'hémoglobine : un coup de crosse par-ci, un coup de poing par là. La morale de l'histoire est qu'il ne faut pas se fier aux apparences : Blitz, le faux dur est un vrai mou ; l'homme de main, Tico, est un penseur. Il aime les prises de tête ; Kurdy se gondole dans la baignoire bouillante en pensant aux petits seins d'Elsie ; Jeremiah est assommant (avec ses poings aussi) ; Milova dissimule un corps de Vénus sous sa robe de bure ; même si Elsie, lesbienne, se laisse bien entreprendre par Kurdy, est-ce bien convenu ? Le gros président véreux reste intouchable mais là les apparences sont pour lui.
Hermann réussit son histoire. Il enfonce un peu moins le clou que d'habitude. Les couleurs directes sont bien appliquées et le trait est lisible. La mise en page est nerveuse. Les cadrages sont efficaces. Il manque évidemment un liant à la série. Peut-être que l'aspect décousu de l’ensemble cherche à montrer la vacuité et l'incohérence du monde ? Les personnages vont et viennent d'une histoire à l'autre, en âne, à cheval, en moto, sans but. Les récits s'accumulent. Où tout cela va-t-il mener ?
Esra va bien (T. 28, 2008) [2,5/5]
Dans un bled posé dans le désert, sur l’ancienne frontière américano-mexicaine, les contrôles de routine sont la règle depuis qu’une série de meurtres et de décapitations se multiplient. Des scientifiques retraités tremblent et craignent les retombées d’anciennes manipulations génétiques dont ils seraient les artisans car les défunts faisaient partie de leur cénacle. Kurdy et Jeremiah, de passage, vont au frais le temps de se faire des ennemis des deux gorilles à la solde du maire, Bart et Marvin, violents, vaniteux et vains. Afin de se venger de l’altercation et de la honte subies à la prison, ils prennent en chasse les deux amis libérés qui ont repris la piste. Leurs motos sabotées vont les laisser à la merci des sinistres mercenaires mais un saurien humain veille.
Hermann rabâche ses thématiques jamais développées et assez peu convaincantes. L’homme est un pourri pour l’homme, et la nature, et les animaux et pour lui-même. Rien à redire mais c’est un peu court, vieil homme ! Tout l’album consiste en une traque dans le désert et là le « sanglier des Ardennes » y excelle : découpage, cadrage, dessin souple et délié, couleurs directes, paysages parfois somptueux. Si les raisons et l’intrigue échappent au lecteur, le comportement de Kurdy et de Jeremiah, redresseurs de torts malgré eux, fait toujours plaisir à voir mais là s’arrête l’intérêt et c’est trop peu pour un aussi talentueux dessinateur et un aussi piètre scénariste. Le bât blesse là. Hermann Huppen (né en 1938) est sans conteste un dessinateur belge d’une envergure exceptionnelle. Fou de travail, il accumule les séries et les one-shots avec une régularité qui force l’admiration. Son graphisme a évolué depuis les pinceaux des débuts et le rotring et ses mises en couleurs directes. Quand les ambiances sont suffisamment travaillées, elles frappent et bluffent le lecteur le plus blasé. Lorsqu’Hermann accepte le joug d’un bon scénariste (Duval, Greg, Van Hamme, à leurs époques), l’œuvre qui surgit fait mouche sans tache. Dès lors où il travaille sur les histoires de son fils ou sur les siennes, le récit part souvent à vau-l’eau et l’attention du lecteur se délite. Jeremiah est dans cette mouvance décousue et avortée. C’est un mal qui touche les plus grands dessinateurs de bédé. Rares sont ceux qui ont pu imaginer et dessiner une œuvre forte, cohérente et durable à l’instar d’Hergé. Maintenant, si les intégrales parues chez Dupuis sont rafraîchies et complétées d’un dossier comme pour Spirou, elles justifient leur place. Dans le cas de Jeremiah, elles réunissent les albums à l’identique sans rien ajouter d’autre. Quatre aventures pour le prix de trois mais à quoi bon ?
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