Quelle mouche a donc piqué Pierre Déom pour qu’il réalise une couverture du numéro 101 de La Hulotte aussi sommaire? Verse-t-il à son tour dans la mode envahissante de l’émoticône galvaudé ou du pictogramme à tout crin ? Sa vieille dame bivalve avec canne et chapeau à fleur arbore un curieux sourire avec son double rang de perles jailli comme des fausses dents de nacre et ses yeux de Droopy dépressif. Que ce smiley à mulette ne décourage aucun lecteur car le contenu caché derrière mérite le détour ! L’éternel ado à chapeau conique Adrien Desfossés part interviewer Mamie Mulette, moule esseulée, au fond d’une rivière à truites. Dans ces cours d’eau froids à fort courant, seulement cinq à six espèces s’y sont adaptées, de la truite au saumon en passant par la Lamproie, la Loche, le Chabot et le Vairon. Le bivalve filtre cinquante litres d’eau par jour et recueille des particules pauvrement nourrissantes au passage : « algues microscopiques, grains de pollen, résidus de racines et de graminées, toutes sortes de plancton insignifiants ». Pour que la mulette perlière vive et se reproduise, il faut que la qualité de l’eau soit irréprochable, « moins de 1,7 milligrammes de nitrate par litre… quatre fois moins que dans certaines eaux minérales du commerce ». Bio-indicateur infaillible des cours d’eau, la mulette est considérée comme une « espèce-parapluie » car là où elle réside, tous les autres poissons peuvent y prospérer. Après une étude en coupe du mollusque, on apprend que la mulette peut vivre largement plus d’un siècle avec des records détenus dans les rivières septentrionales comme en Russie avec une longévité de 190 ans. Pour déterminer son âge, il suffira de compter, après sa mort, les stries bien marquées sur sa coquille en soulevant sa combinaison noire protectrice mais au-delà de 130 ans, sa croissance annuelle n’est que de quelques dixièmes de millimètre. Une loupe sera nécessaire. La reproduction de la mulette est surprenante car sa quasi immobilité la contraint à capturer dans le courant les spermatozoïdes que les mâles déversent quand ils sont en amont. Contrainte, la moule peut devenir hermaphrodite. Les minuscules bébés moules libérés dans la rivière par leurs mères, les glochidies, s’accrochent aux branchies des truites au passage et continuent leur développement en filtrant l’eau rejetée par les salmonidés. Autrefois abondantes en France, les mulettes ont été anéanties par l’exploitation humaine à la recherche aveugle des perles dont les riches étaient friands, par les pollutions des rivières et par la disparition des esturgeons, saumons et truites porteurs des glochidies. Ainsi, la grande mulette (20 cm, 400 grammes, 150 ans), inféodée à l’esturgeon (3,5 mètres, 300 kilos) lui-même disparu des rivières françaises court vers l’extinction car elle ne peut plus se reproduire sans son précieux protecteur.
L’artiste naturaliste Pierre Déom retient l’attention et enrichit le regard du lecteur en anthropomorphisant un mollusque d’apparence anodine. L’humour, toujours bien distillé et les nombreux dessins aèrent efficacement un texte concis et dense qui pointe en fin de course vers la perte irrémédiable de la biodiversité due à la méconnaissance, à l’affairisme et au mépris des hommes.
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