Aujourd’hui, une journée à randonner sur le mont chauve qu’est le Ventoux permet de prendre pleinement conscience de la démesure de l’entreprise de Pétrarque au XIVe siècle consistant à gravir le Géant de Provence, accompagné de son frère cadet Gherardo et de deux valets. Son expédition est relatée dans une lettre adressée au père Dionigi Roberti (Familiarum Rerum Libri, IV, 1) et datée du 26 avril 1336 qu’éditent de belle manière à petit prix les éditions Mille et une nuits. La missive est calquée sur la théorie de l’allégorie chère à Saint Augustin, maître à penser du père Dionigi Roberti et de son fils spirituel Francesco Petrarca. Autant dire que Pétrarque n’écrit pas « sur le vif » contrairement à ce qu’il prétend dans sa correspondance. Son écriture et sa pensée sont travaillées à la lettre. De cette menterie vénielle, on peut élargir le spectre des doutes et remettre en cause son ascension. Quasiment rien dans sa lettre ne laisse supposer qu’il soit parti à l’aventure. Les rares descriptions des paysages traversés sont si chiches qu’elles ne peuvent faire illusion. Un poète comme Pétrarque n’aurait pas manqué d’être impressionné par le désert lunaire du sommet, ses pierres gélives éclatées que la furia des vents fous projette parfois en pointes meurtrières. Comment aurait-il pu grimper jusqu’en haut alors qu’aucun chemin n’y menait ? Il lui aurait fallu littéralement tailler sa route, se repérer dans l’épaisseur des forêts, franchir des barres rocheuses, manger, boire (les sources sont presque inexistantes sur le mont Ventoux), vaincre la peur et l’effroi (le vide, les pierriers instables et les légendes racontaient que des monstres habitaient le sommet). L’ensemble lui aurait demandé de tels efforts qu’une journée n’aurait pas suffi. Or il prétend regagner Malaucène le soir même. Pourtant, certains détails sonnent juste à commencer par le village du départ, Malaucène, fort bien situé. Ensuite, ses tergiversations quant au choix des personnes l’accompagnant semblent authentiques. Pétrarque a probablement imaginé son expédition allégorique, la calquant sur les pérégrinations antiques. Peut-être a-t-il arpenté le piémont du Ventoux mais guère au-delà ? Sa vie en eût été bouleversée à l’instar de l’apparition angélique de Laure. Cela n’empêche pas les circuits de randonnée de proposer un itinéraire Pétrarque depuis Malaucène jusqu’au sommet ou encore François Morénas, grand défricheur et baliseurs de sentiers pédestres (1 500 km au compteur de sa mémoire) dans les monts du Vaucluse, pensant reconstituer le chemin probable de Pétrarque via la vallée des Alazards, la combe du Mont-Serein et l’arête ouest du Ventoux. Qu’importe l’affabulation de base pourvu qu’on ait l’ivresse des cimes : « On distinguait nettement, en revanche, sur la droite, les monts du Lyonnais ; sur la gauche, Marseille, Aigues-Mortes et la mer qui les baignait ». Comme Cendrars plus tard, Pétrarque nous a fait prendre le train pour les montagnes russes du Ventoux, une belle démesure en perspective.
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