L’incipit de l’essai du philosophe enseignant Frédéric Gros oppose sport et marche à pied : « Marcher n’est pas un sport » puis il développe succinctement en quoi les deux pratiques se différencient : techniques, règles, scores, compétition, apprentissage, effort, discipline, endurance, marchandisation et médiatisation pour le sport ; « intensité du ciel, éclat des paysages » pour la marche. Le ton est donné. L’auteur aurait pu y adjoindre l’extraordinaire pouvoir subversif de la marche comme pratique gratuite, élémentaire, instinctive tournant royalement le dos au consumérisme ambiant mais l’orientation de l’ouvrage eût été autre. Le chapitre suivant enchaîne sur la notion de libertés (suspensive, le temps d’une randonnée ; de rupture avec la plongée dans la nature sauvage ; de renoncement en se détachant exactement de tout ce qui nous constitue socialement et civilement : « C’est au moment où on renonce à tout que tout nous est offert, au moment où on ne réclame plus rien que tout est donné, à profusion. Tout, c’est-à-dire l’intensité même de la présence ». Déjà vingt pages sont passées à toute vapeur produisant l’étonnement émerveillé du lecteur. L’écriture est lisible sans jargon philosophique ou formule alambiquée, les idées exposées simplement, étayées d’exemples éclairants. Les chapitres enchaînent les réflexions incisives et les portraits lumineux d’écrivains pour qui la marche a été un ouvroir de philosophie, de littérature ou de poésie, essentielles : Friedrich Nietzche, le marcheur des abrupts, depuis le village de Sils-Maria dans la haute Engadine : « Ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air… Être « cul-de-plomb »… c’est le vrai pêché contre l’esprit » ; Arthur Rimbaud, l’homme en marche contre tout, des Ardennes à l’Abyssinie : « Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère » ; Jean-Jacques Rousseau, le promeneur herborisant : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi… que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied… » ; David Henry Thoreau, le marcheur de l’Ouest : « C’est dans la vie sauvage que repose la sauvegarde du monde » mais encore les cyniques de la Grèce antique (« cynique » de « kunos », « chien », philosophes marcheurs à la vie de dogue, prompts à l’invective aboyée, pourfendant l’hypocrisie), Gérard de Nerval, l’errant mélancolique, ténébreux et hanté, Emmanuel Kant, Walter Benjamin, Gandhi, le rouet hindou, Hölderlin, le poète à vif et tant d’autres, anonymes pèlerins, lointains aborigènes, colporteurs disparus… Frédéric Gros ne perd jamais le fil de son propos, la marche à pied et ses effets, modifiant la perception des êtres et des choses. Il n’élude pas les difficultés rencontrées par le marcheur dans sa peine pédestre : « Il n’y a plus qu’un immense renoncement… les jambes sont aspirées par le chemin et l’esprit flotte au-dessus ». A la lecture de ce passionnant et instructif ouvrage, le lecteur sent que l’auteur, n’hésitant pas à partager ses expériences de marcheur, maîtrise son sujet comme le montre à l’envi la précieuse bibliographie en fin de volume. Il est rare de rencontrer un livre sur la marche qui ne se perde pas dans des considérations métaphysiques plan-plan, un lyrisme aphone, un mysticisme hermétique. Beaucoup de moments forts parsèment l’ouvrage à l’instar des chapitres consacrés à Thoreau, Gandhi ou Rimbaud mais peut-être l’acmé du livre se situe-t-il lors de l’évocation des pèlerinages de Compostelle, du Kailash au Tibet et surtout quand il raconte la grande marche du peyotl effectuée par les Indiens Huichol dans la Sierra Madre, au Mexique. Le lecteur, mis en appétit, aimerait en apprendre davantage en parcourant lui-même les antiques tracés. Dans ces pages célestes, la Terre apparaît éminemment désirable avec ses cols vertigineux et ses chausse-trapes abyssales. Comme l’aurait dit David Henry Thoreau sur son lit de mort au prêtre lui évoquant l’au-delà : « S’il vous plaît, un seul monde à la fois ».
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