Auteur à succès en son temps, souvent adapté au cinéma, Marcel Aymé (1902-1967) a bâti une œuvre forte en observant les mœurs de son époque. Il reste obstinément en retrait et laisse parler son histoire. Le style n’a pas pris une ride, découpant au scalpel les travers des hommes. Claude Autant-Lara a su réaliser un chef-d’œuvre cinématographique en s’inspirant de la nouvelle tirée du « Vin de Paris » (1947), rebaptisée « La traversée de Paris » (1956). Bien que différent dans sa chute, le film magnifie une nouvelle d’une quarantaine de pages, en soi d’une richesse profuse. Elle peut être mise en parallèle sans en pâtir avec « L’Etranger » (1942) d’Albert Camus quant à l’absurdité des actes humains nés d’enchaînements irrationnels, d’observations erronées, de déductions approximatives, d’impulsions mortifères. La lecture de cette longue nouvelle reste un enchantement permanent. Le film se surimpressionne à l’histoire mais les mots, tirés d’une mitraillette en feu, gardent leur impact intact.
La première nouvelle du recueil, « L’indifférent », relate par la voix de son petit maître, sans aucun état d’âme, les diverses missions crapuleuses auxquelles il participe en tant qu’assassin professionnel. Rapide et précis, il se fait apprécier d’un chef invisible qu’il saura dénicher et « récompenser » avec un savoir-faire inégalable. Immorale, la nouvelle pourrait s’inspirer des méfaits du sinistre docteur Petiot. On ne peut qu’admirer des trouvailles stylistiques qui émaillent le recueil : « La taille souple, elle marchait avec un léger déhanchement de pierreuse et sa croupe paraissait sensible comme un pendule ». La troisième nouvelle, « La Grâce », est une belle charge contre la prétendue foi d’un certain Monsieur Duperrier, ceint d’une auréole divine de son vivant : « […] elle se présentait sous l’aspect d’une rondelle blanchâtre qu’on eût cru découpée dans un carton assez fort et répandait une tendre lumière ». Sa femme, obnubilée par le qu’en dira-t-on issu des cancans du voisinage somme son mari de se départir de son auréole. Afin de calmer l’hystérie croissante de son épouse, le bon et pieux Duperrier va s’essayer aux sept péchés capitaux et moins dure sera la chute de l’élu. « Le Vin de Paris », la nouvelle du recueil éponyme, narre les déboires d’un vigneron, Félicien Guérillot, qui ne goûte pas au vin, par total désintérêt. La nouvelle tournerait court si Etienne Duvilé n’apparaissait. Les restrictions d’après-guerre et son désir insatiable de vin le font halluciner et voir rouge. « Dermuche » est une nouvelle autrement plus goûteuse. Il est condamné à être guillotiné pour avoir occis avec préméditation « deux vieilles filles et un oncle frileux », rentiers à Nogent-sur-Marne. La brute voulait s’accaparer d’un plat à musique dont la ritournelle le fascinait mais Dieu va vouloir sauver le saigneur. Dermuche, ne connaissant pas le remords, va retrouver, par la grâce divine, l’état d’innocence dans sa cellule de condamné en se métamorphosant en bébé nanti du faciès de Dermuche. Qu’importe ! Le Directeur de la prison est un âne bâté et la sentence doit être appliquée coûte que coupe. S‘ensuivent « La Fosse aux péchés » avec son professeur de pureté et ses affidés, pécheurs en eaux troubles puis « Le faux policier », avec Martin, totalement de bonne foi quant à ses entourloupes. La dernière nouvelle du recueil « La bonne peinture », d’une cinquantaine de pages, raconte le pouvoir surnaturel de tableaux capables de rassasier celui qui le regarde c’est-à-dire de le nourrir physiquement par le regard : « […] sa peinture était devenue si riche, si sensible, si fraîche, si solide qu’elle constituait une véritable nourriture et non pas seulement pour l’esprit mais bien aussi pour le corps ».
A chutes variables, les nouvelles brillent par le style incisif de l’auteur qui a le génie du titre tout comme Bernard Clavel, autre Jurassien, admirateur du susdit Aymé. Les phrases charnues enrobent à plaisir une idée qui se dévide à mesure que l’action se déroule. Le fil ne se rompt jamais et l’intérêt ne se perd pas en court de route. L’ironie s’embusque dans le choix des mots, dans la tournure de phrase, le mot en rejet laissant suspendu un sourire en coin. Les gens croqués par Aymé sont des ouvriers, des artisans, des employés modestes confrontés à des événements fantastiques, des situations extraordinaires auxquels ils s’adaptent sans tapage, sans chichi et comme l’occasion fait le larron, ils ne s’étonnent pas de dévier, même monstrueusement. Marcel Aymé est bien plus qu’un « paysan aux yeux de varan, bottes de caoutchouc plantées dans la boue devant sa porte » comme le caricature Charles Dantzig dans son « Dictionnaire égoïste de la littérature française ». Pour un « jurassique » parqué un peu vite avec les fossiles de la littérature, son écriture reste moderne en dépit d’un contexte historique marqué ; les tourments des hommes sont éternels et l’Aymé en Marcel en connaît un rayon.
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