« […]on a pu voir se dégager trois temps dans la genèse des idées que se fait l’homme du langage entre le XVIe et le XXe siècle. Un temps du mythe où l’on voit peu à peu émerger une pensée scientifique, avec la grammaire générale et les précurseurs du comparatisme, temps qui reste néanmoins centré sur l’origine du langage et son unicité et dominé par le dogme religieux. Puis vient le temps de l’histoire scientifique de la langue avec la grammaire historique et comparée, temps […] qui rejette totalement l’emprise du mythe et le recours à l’utopie, abandonnant le terrain aux glossomanes, aux inventeurs de langues. C’est seulement […] avec la révolution chomskyenne que la linguistique paraît suffisamment affermie dans sa scientificité pour que puisse resurgir sur des bases nouvelles le problème des universaux. […] Mais sommes-nous pour autant affranchis du fantasme ? Certes non, car la quête de la langue mère de l’humanité, autrement dit le monogénétisme, fait depuis quelques années son grand retour. » (p. 143-144).
On dirait que dans l’histoire des idées erronées, certaines ont la vie si dure qu’elles sont comme obligées de resurgir sous des formes sans cesse différentes. C’est le cas du refus de la double nature
arbitraire (détachée du sens) et
conventionnelle (particulariste) du signe linguistique (Saussure). Du
Cratyle de Platon aux logiciels d’invention de langues – passe-temps dont les adeptes sont légion –, en passant par des analogies paléontologiques douteuses, l’on ne fait que chercher à s’opposer à l’évidence des langues naturelles, avec toutes leurs irrationalités et dans leur (bio-)diversité. Un croyant et/ou un psychanalyste pourrait presque voir dans cette persévérance/répétition une volonté démiurgique de l’homme :
« Comme si, tenant le langage de Dieu, de la Nature ou de la Culture, selon sa croyance, il ne cessait de vouloir se substituer à Dieu, à la Nature, à la Culture, pour modeler ce qui lui est donné, pour refaire inlassablement le passé, le présent et le devenir du langage, lutte dont il sort toujours vaincu, sans jamais céder pourtant au découragement. » (p. 42)
Les procédés sont multiples : des recherches de la « langue parfaite » – pré-babélienne voire adamique -, aux langues fictionnelles pratiquées dans les innombrables utopies et uchronies devenues – « du voyage austral au voyage astral » – progressivement de plus en plus anti-utopiques (cf. la
novlangue de
1984 d’Orwell pour ne citer que la plus connue), des errances d’un scientisme souvent parent proche du racisme scientifique (la fictive langue indo-européenne ne s’est-elle pas longtemps appelée
indo-germanique ou bien
aryen ? Et qui, de Nicolas Marr ou de Staline s’est le mieux servi de l’autre, avec la linguistique japhétique ?), aux intarissables glossolalies peu ou prou spirites, langages des anges ou des martiens et autres « parler en langues » – de l’
Epître aux Corinthiens jusqu’à Hélène Smith… Ma propre sympathie personnelle aimerait accorder une place à part au bon Zamenhof, «
Doktoro Esperanto », ou à l’illuminé créateur du volapük, mais las !...
Ce livre est une mine d’or de renseignements ; une riche annexe de textes choisis formant les 100 dernières p. l’agrège et l’illustre très utilement. Cependant sa lecture s’avère ardue à cause de la grande diversité des sujets traités, présentés selon un plan qui, en refusant d’être chronologique, résulte très peu linéaire. Le poids relatif accordé à tel sujet au détriment d’un autre n’est pas très clair non plus, de sorte que l’on ne sait se libérer de l’impression d’avoir affaire à des parties de recherches différentes et juxtaposées (particulièrement à propos de Marr). Cette impression est renforcée par l’absence incroyable d’une conclusion – un avant-propos remplaçant d’ailleurs l’introduction.
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