Les Chutes
traduit de l'anglais (EU) par Claude Seban
Ed Philippe Rey
Je trouve difficile de parler de ce livre.....Le résumer, en raconter l'histoire,c'est raconter l'histoire d'un sombre mélo, or c'est plus que cela à mon avis.
C'est dans le décor, le contexte, que Joyce Carol Oates nous expose les violences, les malhonnêtetés, les perversions de son pays. Ou plutôt de notre monde. Elle le fait en petites phrases sèches, d'un réalisme cru dans la moindre des descriptions ( d'un cadavre qui remonte après un séjour prolongé dans l'eau, ou de caves envahies de boue......) . Aucun détail n'est laissé au hasard, comme pour dire au lecteur: " là, vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas.."
Ici, le contexte, c'est Niagara Falls. Haut lieu touristique , petite, puis grande bourgade, avec ses chutes -qui attirent les couples en voyage de noces et les suicidaires , et même ceux qui se suicident après un voyage de noces ( ce qui est très mal élevé, convenez en!) - son élite , ses industries et ses zones d'ombre, en l'occurrence les quartiers hautement insalubres ,suintant de benzène et autres produits toxiques aimablement déversés par les usines voisines où les pères se tuent à nourrir leurs enfants qui meurent prématurément de leucémies ou autres cancers directement induits par les toxiques.Les services d'hygiène , quelque peu corrompus, attribuent ces pourcentages très anormalement élevés de décès à des gènes défaillants chez cette population , et mettront des années à être contraints à reconnaitre les faits. Et encore.......
Dans ce décor, Joyce Carol Oates fait évoluer, au fil du temps, des personnages qui me semblent en lutte constante contre un destin tracé par leur milieu social , même si certains en sont tout à fait inconscients.
Ce sont toujours des personnages au bord d'un gouffre, prêts à être détruits à la moindre défaillance, ou le moindre écart hors des sentiers tracés.Prêts à tomber dans les eaux tourbillonnantes des chutes. Pas de place pour les faibles, pour les gentils, pour ceux dont le cerveau un jour s'attarde sur la question:
" Oh, Monsieur Burnaby! Pourquoi les gens sont ils aussi mauvais? "
Le premier personnage, constant au cours du roman, est une femme, Ariah. Et quelle femme! Grâce au suicide de son premier mari au matin d'une nuit de noces cauchemardesque, elle échappe donc à un destin assez lugubre ( les premiers chapitres sont saisissants......) . Et dès lors, enfin, c'est comme cela que moi je la vois, elle se construit des rôles. Dans lesquels elle s'investit entièrement, de façon passionnée et même psychiatrique à certains moments, mais dont elle se départit de même, brutalement, sans aucun altermoiement dès lors que ces rôles ne lui plaisent plus, où qu'ils ne remplissent plus dans son existence ce qu'elle leur a demandé d'être. Elle semble construire des cloisons, des murs entre les différents épisodes de sa vie, comme si ceux ci n'avaient en fait jamais existé.La reine du déni, cette Ariah.
Et donc le rôle de la "veuve blanche des Chutes",qui attend des jours sans aucun repos la remontée du fleuve de l'homme qui a préféré mourir que de vivre avec elle, et va jusqu'au bout de l'horreur.
Celui d'épouse d'un notable de la ville, sans aucun recul, aucune concession,et dont l'ego n'admettra pas que cet homme joue pour une autre femme ( et quelles qu'en soient les raisons) le rôle qu'il a joué pour elle, c'est à dire le sauveur, le bienfaiteur, celui qui se porte au secours.
Celui de mère, enfin, d'enfants qui ne sont que des petites créations personnelles, des revanches, qu'elle veut modeler à sa guise, ce sont ses possessions.
Le deuxième personnage est donc son mari, Dick Burnaby .Avocat, riche, membre important de l'élite de cette charmante cité.....Sauf que déjà, et sans le savoir, en léger décalage. Un des ses aieux ( le genre dont on ne parle pas...) avait, à une époque, amusé les foules en marchant sur un fil au dessus du fleuve, jusqu'à sa chute, prévisible.
Dick Barnaby, c'est l'innocence du bien-né, attiré malgré lui par autre chose. C'est celui qui par deux fois a trahi sa caste , et la deuxième lui sera fatale. Celui qui commet l'erreur, inacceptable ,de "
sous-estimer la pourriture morale de l'adversaire",simplement parce que l'adversaire était à son image.
Et enfin ( ça commence à être long, mon résumé....), les enfants de ce couple. Tous trois porteurs d'une fêlure, d'un manque, chacun le sien selon leur âge au moment de la mort du père ( devenue un secret de famille dont Ariah n'a jamais accepté de reparler), et ce qu'ils connaissent ou découvrent de lui. Et plus il y a d'absence et de secret, plus il y a de souffrance.
Tous les trois trouveront quand même la force de résister ,chacun, de même, à sa façon. Par la raison chez l'aîné , l'opposition chez le second, la marginalité chez la troisième. Ce seront eux qui redonneront ensemble une identité- et une valeur- à leur père.
C'est en tout cas un beau roman, un de ceux que l'on lâche difficilement, construit un peu à la manière d'une tragédie, vibrant d'émotions, de colère et de révolte......
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