Maître Corbeau, sur un T perché, tenait en son bec un fromage, numéroté 50. Maître lecteur, renard alléché, tint à peu près ce langage. La Hulotte a consacré son cinquantième numéro, en l’an de grâce 1986, aux oiseaux de mauvais augure, les corbaks, avec ou sans basket. On part des superstitions contenant leur pesant de stupidité mortifère et on chemine tout de suite avec le grand corbeau, guide anthracite éclairant nos ignorances crasses. Avec son kilo 300 et son mètre trente d’envergure, le grand corbeau a la taille d’une buse. Son cri porte à plus d’un kilomètre. Persécuté sans relâche, son espèce s’est raréfiée et se cantonne sur le pourtour du Finistère, dans les Pyrénées et le sud-est de la France. Omnivore, opportuniste, charognard, le « gros graillaud » a toujours été méprisé des hommes. Sur les gibets, le « corbeau de bois » se délecte en priorité des yeux, « friandises juteuses » qui se périment très vite. Pour Buffon, il a « été regardé comme un objet de dégoût et d’horreur ». Ce à quoi le grand corbeau réplique : « Sacrés bonshommes ! Ils me feront toujours rire : ils passent leur temps à s’étriper, à s’étrangler, à se larder de coups de sabre, à se tailler en petits morceaux, à s’expédier dans l’autre monde sous un déluge de plomb et de mitraille. Et ensuite ce sont les corbeaux, paisibles fossoyeurs chargés de veiller à l’hygiène publique, qui font figure de coupables ! » L’intelligence du corbeau est connue. Elle lui permet d’éviter nombre de pièges tendus par les hommes. En Europe du nord, il était la représentation de la sagesse et de la modestie. La Fontaine a été mal inspiré de le faire passer pour un nigaud béant du bec. Une double page présente les six corbeaux de France, le grand corbeau, le corbeau freux, le chocard à bec jaune, le chouca des tours, le crave à bec rouge et la corneille noire. Chacune des espèces a ensuite droit à sa carte de répartition sur le territoire français et à son lot d’anecdotes étonnantes. Ainsi du chouca : « On retira un jour d’une vaste cheminée anglaise plusieurs dizaine de milliers de branchettes apportées là par un couple de choucas particulièrement besogneux. » Si la corneille est plutôt solitaire, le corbeau freux s’assemble en grandes colonies dans les corbeautières qui peuvent compter, comme en Grande-Bretagne, plus de 5 000 nids. La corneille mantelée diffère de la corneille noire par un plumage dorsal et ventral cendré alors que sa tête et ses ailes sont noires. Les deux corneilles appartiennent toutefois à la même espèce et peuvent donner naissance à « de petits corbillons métis, assez cocasses ». La Hulotte s’étend ensuite sur le biouz zounou, le chocard à bec jaune, acrobate des airs, pitre des montagnes qui nidifie dans des endroits inaccessibles. Il dissimule ses restes de nourriture sous de petits amoncellements de cailloux. Enfin, la 3e et la 4e de couverture relatent la vie du biouz rouzou, le crave à bec rouge, corbeau rare, aidé d’un long bec rouge recourbé à la recherche des larves et des insectes dans l’herbe rase des prairies. Son déclin et sa raréfaction sont notables mais demeurent inexpliqués. Le crave, oiseau d’une grande beauté, inoubliable même quand on ne l’a vu qu’une seule fois, aura probablement disparu de France dans quelques décennies, faute d’un milieu adapté et préservé. Par chance, on peut encore le rencontrer sur l’île d’Ouessant, les grands causses ou le Mercantour.
L’étonnement du lecteur est permanent. La Hulotte recèle des dessins ciselés stupéfiants à l’instar du clocher gothique en couverture ou de l’éblouissant portrait du grand corbeau en page 6. A l’histoire animalière se juxtaposent intelligemment des encarts culturels à travers Buffon, La Fontaine, Bruegel l’Ancien. Des dessins marginaux apportent une touche de légèreté et d’humour. Le texte, abondant, semble tapé directement à la machine à écrire. La mise en page artisanale confère à l’ensemble une fraîcheur inaltérable. Le lecteur émerveillé croit découvrir un journal ronéotypé contenant le savoir-faire ancestral d’un maître ancien. Face au grand œuvre de papier, sous la plume ailée de Pierre Déom, la nature la plus terre-à-terre ne peut s’en envoler que sublimée.
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