De prime abord je précise que je suis attiré par les maudits de l'Histoire, et apprécie particulièrement la démarche énoncée par le responsable de la collection "Anamorphoses", de "rétablir dans leurs réalités les grandes figures de notre civilisation déformées par les dogmes, qu'ils soient religieux ou idéologiques [...]", d'autant plus lorsque j'ai le sentiment que ces figures sont les victimes d'une transformation légendaire en monstres. Il existe au moins une biographie plus récente et très massive sur Attila le Hun, d'un historien universitaire spécialiste de Clovis, mais il ne me semble pas qu'il oeuvre principalement à la réhabilitation du "Fléau de Dieu".
Seconde précision introductive : J'ai été déjà (par moments) très fortement intéressé par ces deux siècles entre Constantin et la chute de l'Empire romain d'Occident (476), et particulièrement par le Ve siècle avec ses trois sacs de Rome, dans la mesure de mes interrogations sur les migrations humaines actuelles et sur leur capacité à remettre en question le vivre-ensemble et le concept de frontières et d'espace de civilisation. J'aime beaucoup, sur ce sujet, faire appel aux sources de l'époque, presque aussi myopes que les nôtres actuelles sur le phénomène en question ; mais étant donné que je ne suis pas un spécialiste, je me contente des travaux soit d'historiens précontemporains ( cf. le fameux
Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain d'Edward Gibbon, ouvrage encyclopédique en 6 vol., du XVIIIe s.) car il se permettaient encore très peu d'écarts et étaient très parcimonieux de commentaires sur les "maîtres de mémoire" anciens, soit de personnalités éclectiques, comme Michelle Loi, dans ce cas-là, agrégée de lettres classiques mais sinologue de profession, qui justement tient le gage d'un éclairage plus novateur que celui des historiens "consacrés".
Et donc quoi de plus inattendu et transgresseur qu'une biographie romanesque, usant de surcroît du vieux stratagème d'imaginer qu'elle ait été écrite par un Romain contemporain d'Attila, le général Flavius Aetius, que l'Histoire rappelle comme son vainqueur en 451 dans la bataille des Champs catalauniques (près de Troyes), mais qui se réclame d'une amitié indéfectible pour son antagoniste d'un jour, qui le défend donc, plein d'admiration et de sentiments fraternels, contre les médisances qui se construisent dès son vivant, et surtout contre "des empereurs lâches d'un empire nul quoique bicéphale, en train de s'effondrer sous leurs yeux dans la boue et le sang." (p. 256) !
Le style et les contenus ont donc tout l'air d'une chronique de l'époque ; les débats politiques et philosophico-religieux sur le christianisme naissant et pourtant chancelant sous les dissidences dogmatiques et les conciles qui relèvent plus des premiers que des seconds sont également au rendez-vous - Aetius, est d'ailleurs un chrétien pro forma plutôt admirateur de Julien l'Apostat que de quiconque d'autre... ; le christianisme allié du pouvoir constitué par connivences réciproques grâce au réseau des évêques ; les réflexions sur qu'est-ce qu'un Barbare et qui sont les vrais barbares sont aussi vraisemblables d'antiquité qu'instructives d'actualité...!
Personnellement, au travers du récit sur Attila, je me suis surtout passionné à la personnalité fort attachante d'Aetius, ce vainqueur qui a échoué, qui ne pouvait qu'échouer parce que sa fidélité à l'empire romain en présence n'était pas compatible avec sa fidélité à l'empire romain de ses idéaux ; cette fidélité qui fut récompensée par l'incompréhension d'Attila (qui dut le prendre pour un traître, encore que...) et par le meurtre de la part de la main même de l'empereur Valentinien III, qui ne fut capable de voir et craindre chez lui que sa propre bassesse. Un échec dû à un désaccord inavouable avec soi-même, en somme...
Du point de vue de la réflexion sur les migrations, actuelle et tardo-impériale, la question est tout aussi fondamentale : qu'est-ce qui faisait la différence entre un Aetius petit-fils de Pannonien mais romanisé jusqu'à sa propre perte, assimilé à l'extrême, et le Pannonien Attila, son contemporain, ami, partageant exactement les mêmes valeurs et la même analyse de leur monde, mais qui pensa les faire vivre de la manière opposé, en luttant contre l'empire ? Ce n'était donc pas une question de "qui était déjà romanisé et qui était encore Barbare", mais sans doute de comment faire vivre encore (pour un temps) le meilleur d'un empire décadent et corrompu, devant être régénéré, et sous quelle forme juridique, politique et civilisationnelle, tenant compte du nouveau vivre-ensemble que les migrations avaient imposé, par la force de l'être autant que du devoir-être moral.
Il est fort possible qu'il faille lire comme une forme de suprême adhésion culturelle et civilisationnelle le geste d'Odoacre, se conférant le titre de roi d'Italie, de renvoyer à Zénon (empereur d'Orient) les sceaux impériaux, geste bien plus noble que les passations du titre d'empereur dans ces derniers siècles... Aetius, seulement une génération plus tôt, aura été le dernier à s'y opposer, malgré ses propres convictions. Et tout ça aussi, bien sûr, c'est fortement d'actualité...
PS: Je regrette beaucoup que vous ne puissiez pas voir le splendide pastel de couverture, en bleu nuit et ocre (avec horizon jaune) qui suggère deux cavaliers dans l'immensité de la steppe.
PPS: Juste une critique -de taille - au livre : l'absence de cartes géographiques d'époque (les noms modernes des lieux sont toujours indiqués en note de bas de page, mais on a quand même du mal à s'y retrouver, dans toutes ces batailles et déplacements d'armées et de peuples...!)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]