La critique du travail et des modifications déshumanisantes que le néoliberalisme y apporte à une vitesse croissante, principalement mais pas uniquement en entreprise, est un sujet qui m'intéresse beaucoup ; s'ajoutait à mon intérêt la grande admiration que je voue à la jeune Tatiana Arfel, depuis son premier roman, L'Attente du soir. Je la tiens pour l'une des plumes les plus prometteuses, pertinentes, éveillées, nourricières en réflexion et en poésie de la littérature française actuelle. Ce roman a été pleinement à la hauteur de mes attentes pourtant très élevées.
Il s'agit de l'histoire d'une monstrueuse supercherie au sein d'une entreprise spécialisée en "procédures de rationalisation", qui, sous couvert de séminaire de "remotivation" d'employés "non-conformes", vise à leur écroulement psychique afin d'en faciliter le licenciement, et même à un but plus immoral encore.
Au cours des huit mois du déroulement de l'action, treize personnages s'alternent dans leurs récits, avec la puissante caractérisation stylistique, linguistique et psychologique de chacun qui fait l'une des valeurs principales de l'écriture de l'auteure. Si, contrairement au précédent roman, ces différents traits stylistiques n'incluent pas principalement cette prose poétique si séduisante, la séduction s'opère ici aussi par la même vérité (plus que de la simple vraisemblance) des personnages. En effet, autant le premier roman mettait en scène des personnages marginaux et dont l'existence réelle était (au moins statistiquement) improbable, autant ces personnages-ci sont repérables, hélas, à tous les coins d'une entreprise "à la pointe" ; et cela vaut à mon sens aussi bien pour "Les conformes" que pour "Les non-conformes" ou "Ceux à côté".
Habileté dans le cheminement du récit, fort impact émotif permettant une lecture avide et vorace, alternance dynamisante de ces "voix" complémentaires : ce sont là les principaux mérites de cette prose. La raison d'être du fond, authentiquement militante et engagée, se révèle d'elle-même dès le début ; et une lecture proche de celle d'un essai, pour apprendre et pour essayer de comprendre le monde qui nous entoure, en est également satisfaite.
Afin d'éviter que cette note ne soit que dithyrambique, j'ajoute une toute petite critique qui m'a paru opportune notamment pendant les 70-80 premières pages : celle d'une caractérisation trop forte, d'un trait trop marqué dans les récits des "conformes" (surtout des "méchants" comme Hautfort, Sabine et Stéph), lequel, s'il facilite l'identification à cause du nombre plutôt élevé de personnages, affaiblit par contre la force du texte en rendant ceux-ci presque caricaturaux.
Enfin, le piège du "happy end" qui pourtant se profilait vers la fin du roman, est évité in extremis (encore que certains lecteurs puissent sans doute penser l'inverse).
Amis agoriens qui peu ou prou partagez certains de mes goûts et intérêts, je vous recommande de ne pas laisser vous échapper cette lecture utile et précieuse.
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