[Manuscrit trouvé dans une... poche - Chronique de la conversion de Bodor Guila | Eddy Du Perron]
Bodor Guila est probablement devenu fou, en tout cas c’est la conclusion à laquelle arrive le docteur Grattefesces lorsqu’il trouve un drôle de manuscrit dans la poche du jeune homme.
Le rêve de Bodor est de devenir poète ; comme tout un chacun, pour y parvenir, il décide de monter à Paris. Mais dans la capitale des années 20, les temps sont rudes pour les apprentis littérateurs : pas question de donner sa chance aux ringards !
Oui mais voilà, Bodor doit se rendre à l’évidence : il ne comprend rien aux poètes modernes. Certains initiés, libraires ou eux-mêmes poètes, ont pitié de ce jeune homme si désespérément ignare de ses talentueux contemporains, et lui expliquent qui prendre en exemple. Bodor, plein de bonne volonté, va ainsi découvrir les grands poètes, coqueluches de Montmartre et Montparnasse, et écrire à leur façon pour leur rendre hommage.
Je ne suis pas férue de poésie et je n’y connais pas grand-chose… Mais une chose est certaine, je suis assez hermétique à la poésie qui s’affranchit des codes classiques. J’ai donc hautement savouré les passages dans lesquels Bodor Guila découvre Blaise Cendrars ou encore Guillaume Apollinaire, s’essayant ensuite à copier leur style.
Eddy du Perron a dû jubiler en écrivant ces pastiches, qui tournent en ridicule certaines habitudes stylistiques de ceux qui étaient donc ses contemporains. On enlève des syllabes dans une poésie à la gloire de Cendrars, on remet toutes ces syllabes arrachées dans le poème pour Cocteau… Mais Bodor Guila sait que la plèbe a encore du chemin à faire pour atteindre les sommets des poètes modernes, alors il a parfois pitié de nous :
« de ma précédente poésie florentine j’ai fait sauter chaque sixième mot, me réhabilitant ainsi devant mes lecteurs ! Napoléon fit fusiller parfois un rebelle sur dix, j’ai expulsé un rebelle sur six : rebelles trop logiques contre ma jeune audace ! Mais devant ceux qui préfèrent toujours des vieux chemins, je jette ici, d’un geste méprisant, le troupeau consterné des mots superflus ».
Eddy du Perron, jeune intellectuel néerlandais ayant grandi dans ce qu’on appelle désormais l’Indonésie, arrive à Paris pour découvrir l’avant-garde littéraire, dans l’espoir de lui-même devenir un écrivain reconnu. Déçu par le monde qu’il découvre, il décide de le quitter puis de le railler dans ce petit ouvrage publié en 1923 ou 1924, à travers lequel il se moque de la pensée de l’époque : un poète génial doit être un poète fou.
Désormais quasiment tombé dans l’oubli, on ne connaît souvent Eddy du Perron que pour son amitié avec André Malraux, qui lui dédie La condition humaine. Cette petite lecture, pas mémorable mais sympathique (surtout le début ; la fin, pour pasticher Apollinaire, ne s’embarrasse plus de ponctuation, et classique comme je suis, ça m’a gênée), est l’occasion de redécouvrir ce témoin privilégié du Paris littéraire des années 20.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]