Revenir aux fondamentaux du western en bande dessinée n’est pas toujours sans risque quant à une déception probable si la série a été lue et adulée dans son enfance.
Comanche (1972-2002) est de celle-là, construite planche à planche et parcimonieusement mise en pâture aux féroces appétits adolescents dans le
Journal Tintin. Chaque semaine, l’hebdoptimiste distillait ses séries cultes au compte-goutte, quelques pages à suivre mais le festin était de roi et les puzzles finissaient par se reconstituer dans les albums réservés aux meilleures séries (
Olivier Rameau, Bernard Prince, Luc Orient, etc.).
Comanche a toujours prévalu sur
Blueberry ou encore
Jerry Spring, par exemple. La fratrie du Triple Six, le ranch tenu de main de maîtresse métissée par Comanche, avait plus de consistance, semblait plus probable et réalisait la combinatoire des contraires, l’attirance physique et sexuelle jamais clairement explicitée entre le cow-boy rouquin, Red Dust et la patronne, l’un attaché à la rusticité et à la sauvagerie de l’Ouest, l’autre déjà ouverte aux modes et au progrès de l’Est. Au ranch, le vieux Ten Gallons, définitivement increvable, Toby Face-Sombre et Clem Cheveux-Fous, le Cheyenne Tache-de-Lune composaient une dynamique cosmopolite de bon aloi, chacun trouvant sa place sans se renier pour autant, développant une personnalité attachante dans le déroulement des épisodes. Le fil directeur demeure néanmoins Red Dust, héros meurtri, rattrapé par le progrès malgré lui, fuyant la violence mais s’y frottant et y laissant des plumes (meurtre de l’ignoble Dobbs et pénitencier en « récompense »). L’intégrale
Comanche, volume deux, rassemble les cinq derniers albums scénarisés par Michel Greg et dessinés par Hermann. Les cinq albums suivants qui termineront prématurément la série scénarisés par Greg puis Rodolphe pour le dernier volume et dessinés par Michel Rouge ne présentent quasiment plus aucun intérêt, la pâte n’ayant pas levé. L’osmose entre le cérébral Greg et l’impulsif Hermann a constitué un des petits miracles du monde merveilleux de la bande dessinée qui ne s’explique guère encore aujourd’hui. Il n’y a pas de déchet dans ce recyclage concocté par les éditions du Lombard.
Furie rebelle (1976) ouvre le bal des gueux et des laissés pour compte. Un groupe de Cheyennes contenus dans des réserves dégradées et humiliantes se révoltent, mené par Feu-Solitaire. Red Dust, adjoint au shérif de Greenstone Fall, a reçu l’ordre d’accueillir un gommeux de l’Est, le photographe Dan Morgan. Dust renâcle mais obéit. Morgan veut réaliser des clichés en montgolfière mais la réalité dépasse la fiction et l’attaque indienne fait des dégâts collatéraux. Morgan et Dust s’écrasent au sol. Contre toute attente, Morgan se révèle lucide et courageux quand Dust s’empêtre, groggy et dépassé par les événements. Le dessin précis et réaliste d’Hermann, les décors soignés, les cadrages dynamiques, les couleurs réussies concourent à la réussite de l’histoire bien documentée. La montgolfière est une habile trouvaille scénaristique. En s’élevant dans les airs, elle allège en partie le récit de ses tensions meurtrières et symbolise en même temps le modernisme empiétant un peu plus sur l’Ouest sauvage. [Note 4/5].
Le Doigt du diable (1977) est une histoire envoûtante, une des meilleures de la série. Dust quitte la ville de Greenstone Falls, le Triple-Six, Comanche et consorts. Il déserte le Wyoming, gangrené par l’avancée industrielle et la main mise politicienne sur la vie d’hommes habitués à se régenter eux-mêmes. Il reprend la piste et entre dans l’Etat du Montana, encore vierge des incursions citadines et mercantiles. Rapidement, Red Dust doit intervenir car deux fermiers vont être pendus haut et court pour s’être opposés à la loi de l’Apex. Les filons de cuivre affleurent partout et la loi stipule qu’un exploitant peut empiéter sur les terres voisines jusqu’au bout du gisement. Cette loi votée au XIXe siècle, injuste et intrusive, entraîne récriminations et conflits. Des vigilants à la solde des grandes sociétés minières appliquent la loi du plus fort, la corde et le plomb. Red, en bon redresseur de torts, cloue le bec aux miliciens mais les deux hommes qu’il sauve de la potence le dépouille la nuit venue, avec quelques réticences toutefois. Le rouquin va faire ensuite la connaissance du fermier Duncan et de sa fille. Séduit par la ferme et ses occupants, Red Dust assiste à l’arrivée de trois pistoleros venus appliquer la loi scélérate de l’Apex. L’un d’eux, Dan Wallach, reconnaît en Joseph Duncan le « Doigt du diable » :
« Quarante duels ! Pas une égratignure ! Et quarante fois l’autre gars par terre avant d’avoir compris ! […] Une légende vivante ! » Après cela, l’obsession de Wallach est d’abattre Duncan en duel afin d’endosser la gloire et une hypothétique postérité. Duncan sait qu’il va devoir ressortir son colt s’il veut sauver sa fille, sa vie et sa ferme. Pourtant, rien ne va se passer comme prévu et les personnages ne vont en acquérir que plus de crédit, de densité, de véracité. Le scénario est remarquablement fluide. Les événements s’enchaînent sans accroc et la tension ne faiblit pas. Hermann réalise des planches magnifiques, notamment celles montrant l’errance de Dust en pleine nature, alternant les dessins en noir & blanc et ceux en couleur sur une même planche. Tout est réuni et réussi dans cet album prenant. [Note 5/5].
Les shérifs (1980). Six shérifs veulent s’adjoindre Red Dust afin de constituer une expédition punitive contre la famille Ruhmann, dangereux bandits qui assiègent avec leur troupe d’hommes fauves la petite ville de Summerfield. Dust se plaît dans le Montana avec Duncan, sa fille et deux amis Baldy et Fletcher naguère sauvés de la vindicte des vigilants. Dust est décidé à ne pas emboîter le pas des shérifs mais il apprend de la bouche de Wallace, ex shérif de Greenstone Falls dont Dust fut l’adjoint, que Comanche fait partie des assiégés. Rien ne peut plus empêcher le rouquin de voler au secours de son ancienne patronne. Bien que l’issue de l’histoire ne fasse aucun doute, on prend plaisir à chevaucher avec ces hommes déterminés que la peur taraude. Plusieurs d’entre eux vont mourir et ils le savent. Ruhmann père est un vrai boucher, meneur d’hommes au croc. Si la ville cède, les atrocités iront dans un train d’enfer. L’album sonne les retrouvailles entre Dust, Comanche et le Wyoming. La mise en couleur de Raymond est réussie et magnifie les atmosphères solaires et crépusculaires. Hermann travaille efficacement son trait et ses hachures au rotring. Greg maîtrise le scénario et les dialogues. [Note 4/5]
Et le diable hurla de joie (1981). Est-ce que la série Comanche va virer vers le fantastique comme le laissent supposer titre et couverture ? Le scénariste Greg entraîne à mesure tout son univers fictionnel vers une face sombre et tragique. La planche d’ouverture de l’album absolument superbe est mise en couleur magistralement par F. Raymond ; elle restitue d’emblée une atmosphère crépusculaire qui va baigner l’histoire. Red, Toby et Ten Gallons s’acheminent un samedi soir sur Greenstone Falls. En route, une ferme incendiée rappelle la précarité des entreprises humaines. Dans le bar de la Comtesse, « L’Eperon de velours », Red fait la connaissance d’Addison de Vega, agent d’assurance. Sous des dehors enthousiastes et urbains, le gommeux de Boston laisse Red Dust suspicieux. La provocation de Dust produit une bagarre mais l’homme de la ville ne s’en laisse pas compter. Dust se prend la première beigne bien ajustée avant que Comanche ne fasse irruption au saloon, avertissant ses hommes que leur ranch est en feu. Pour Dust, cela ne fait aucun doute. De Vega provoque des incendies criminels afin d’inciter les fermiers à prendre des contrats d’assurance. Trop simple et trop prévisible, l’histoire va prendre une toute autre tournure. Il faudra que le rouquin irlandais soit aveuglé par une explosion pour que la lumière se fasse progressivement dans son esprit. Le diable n’est jamais là où on le croit. Le lecteur va retrouver avec plaisir le bon Doc Wetchin, vétérinaire véreux, laid et méchant. [Note 4/5]
Le corps d’Algernon Brown (1983). Voici le dernier opus intéressant de la série Comanche. Des inondations ont ravagé la contrée. Parmi les vaches mortes noyées et embourbées, Red Dust remarque le corps d’un homme mort depuis au moins trois jours d’après le rouquin "légiste" avec deux balles en plein ventre. Il s’agirait d’Algernon Brown. Pendant ce temps, un nouveau médecin, Averell Colby, s’installe en ville. Colby va identifier le mort qu’il connaît de sinistre réputation. D’après Colby, Brown est
« un individu malfaisant ». Il ne croit pas si bien dire mais il se trompe d’homme car Algernon Brown n’est pas ce macchabée-là. Dust va remonter les pistes, soulever quelques lièvres et retrouver au passage un ancien ami, Bombardier. D’ailleurs ça tombe bien car Bombardier connaît Brown : « le maniaque du six-coups » mais ce dernier est décédé depuis des lustres. Pour Dust, il s’agit d’une enquête policière à mener et le dénouement apportera encore son lot de tragédie dans les Dérobades, des sables dévalant, à la limite aux Bornes rouges sur les terres du 666.
Souviens-toi Kentucky (1972) et
Le prisonnier (1972) clôturent l’intégrale Comanche. Deux histoires courtes de deux fois huit planches, centrées autour de Dust, mettent en avant l’amitié et l’humanité émanant du personnage central, le rouquin irlandais, juste avant qu’il ne fasse connaissance avec Comanche. ‘Gentleman’ Kentucky vient solliciter l’aide de Dust afin de rétablir l’ordre dans les collines. Des malfrats terrorisent des bûcherons afin de leur soustraire leurs paies. Dust indisponible, Kentucky Kid va se frotter seul aux méchants mais il se fait rosser à bras raccourcis. Dust va ensuite intervenir à bon escient, expédiant ad patres les scélérats et retrouvant son pote sain et sauf. La dernière historiette est contenue dans la question posée par le prisonnier indien destiné à la potence :
« Pourquoi face pâle au scalp de feu risque-t-il sa vie pour prisonnier indien ? » ; « Si je le savais… ». Dust est un instinctif raisonnable, perspicace et courageux, dur au combat et amoureux des grands espaces. Ses amitiés sont sincères et totalement désintéressées.
Les douze pages liminaires à l’intégrale, illustrées pleine page de splendides dessins puisés dans le vivier du
Journal Tintin, restituent le parcours des auteurs Hermann et Greg selon leurs affinités respectives. Leurs visions des personnages sont différentes. Pour Greg, Dust ne souhaite pas devenir Monsieur Comanche alors qu’Hermann pense que Dust aime sa patronne et aimerait qu’elle le remarque davantage. A ces peccadilles sentimentales liées aux principaux protagonistes, l’intérêt de l’œuvre réside probablement dans la marche inexorable de la civilisation laminant l’Ouest sauvage. Dust incarne à merveille le nomade tiraillé entre son attachement au ranch et une aspiration à une vie sans entrave. Comanche attend la modernité de l’Est avec envie et crainte. Greg s’est parfaitement documenté sur l’histoire du Wyoming au XIXe siècle et il sait insérer ses petites histoires dans une saga qui n’aura malheureusement pas pu aboutir totalement, Hermann préférant faire cavalier seul. L’évolution de son dessin est particulièrement visible dans l’intégrale, du pinceau au rotring en passant par la couleur directe :
« C’est la découverte du chatoiement des couleurs. […] ne pas mettre en couleur ce qui est dans la lumière donne des résultats uniques par la force qui s’en dégage. » Il ne croit pas si bien dire lui aussi. Après plusieurs décennies, Comanche tient toujours aussi bien la piste.
« Let’s gooo-o-ooo ! »
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