Je demeure fasciné par le mystère impensable des amours extra-conjugales clandestines qui lièrent Hannah Arendt - Juive, déportée, sioniste pendant un temps, théoricienne du "totalitarisme" et de la "banalité du mal", observatrice inimitable de la
Crise de la culture, de la
Condition de l'homme moderne, auteure autant du très controversé
Eichmann à Jérusalem que d'un essai sur l'antisémitisme - à Martin Heidegger, peut-être le plus grand philosophe du XXe siècle, mais assurément l'un des plus impliqués militants nazis parmi les intellectuels de son pays... J'aurais voulu essayer de comprendre ; soit à travers une biographie (fût-elle romanesque), soit par les influences mutuelles dans les textes - probablement davantage dans ceux d'Arendt de l'après-guerre, lorsque Heidegger s'était muré dans son silence. Arendt à l'attaque ou dans la défense ? dans l'aveu ou le déni ou le dépassement ? Arendt gênée de son héritage ou au contraire le revendiquant ? Hannah face à la contradiction...
De cela, je n'ai rien su. Sauf que cette passion amoureuse, ravivée par une lettre d'Hannah, et ayant survécu à la guerre et à la Shoah, fut une passion unique pour les deux, pendant plus de cinquante ans...
"Pourquoi cette poussée de désir, pourquoi avoir écrit à Martin cette lettre ? Elle savait parfaitement qu'il était un nazi. Pourquoi cet oubli sournois ? Avec le nazisme de Martin, Hannah avait fait semblant. 'Escapade', ce mot avait surgi du pardon amoureux.
Pour se justifier, elle avait échafaudé de longs raisonnements dont il ressortait qu'Elfriede avait entraîné Martin dans sa chute, pauvre Martin. Hannah savait bien pourtant que ce n'était pas vrai." (p. 234-235)
Ainsi aurait dû commencer le roman, pour me faire plaisir... Au lieu de cela, nous y trouvons une guerre verbale se muant progressivement en réconciliation, sans véritable trêve pourtant, entre les deux femmes rivales, Elfriede la légitime, l'incarnation de l'Allemagne nazie, et Hannah la maîtresse, l'incarnation... de quoi au juste ? du doute ? de la contradiction ? parfois de la duplicité (comme dans le passage cité)... Une guerre entre vieillardes au seuil de la mort qui ne peuvent que se remémorer une vie entière faite principalement de tragédies et de deuils, dès le plus jeune âge (au moins pour Hannah). Surtout, une guerre conduite dans l'ombre de l'âme mutique, essentiellement et profondément absente, du grand homme que seul des cauchemars éclatés secouent encore par moments. Il s'agit donc d'un dialogue savamment interrompu par des réminiscences, paroles nourries uniquement du silence de l'homme aimé et rivalisé. Des silences, devrais-je dire :
"Jusque-là, Elfriede percevait la signification de tous les silences de Martin, la tonalité de chacun d'entre eux. [...] Le grave de la pensée, sans danger. Le triste du crépuscule, inquiétant. L'aigu de l'angoisse, incontrôlable. Et le plus éprouvant, celui qui l'avait fait quitter la cabane. Le silence de l'absence de la bien-aimée. Qu'allait faire la bien-aimée face au dernier-né des silences de Martin, le plus vieux de tous, qui allait vers la mort ?" (p. 97)
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