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Outremonde" s'ouvre sur un prologue magistral, presque un roman à lui tout seul, dans lequel l'auteur relate l'un des matchs de base-ball les plus célèbres de l'histoire de ce sport, opposant les Dodges aux Giants, ces derniers gagnant la partie de façon inattendue et spectaculaire quelques minutes avant la fin du match. Dans les tribunes, J. Edgar Hoover, venu accompagné entre autres de Franck Sinatra, apprend que l'URSS vient de procéder à un essai nucléaire. Essai qui, le lendemain, disputera laborieusement la une des journaux au compte-rendu de la rencontre qui s'est jouée cette journée de 1951 au Polo Grounds, et qui restera gravée durant des décennies dans l'esprit de milliers d'américains.
A l'issue de ce prologue, le récit fait un bond jusqu'en 1992… le lecteur fait alors la connaissance de Nick Shay, cinquantenaire aisé travaillant dans le recyclage des déchets, qui fut dans les années 50 et 60 un adolescent du Bronx.
C'est ensuite comme une succession de prises de vue que nous expose Don Delillo, partant de cette année 92 pour remonter le temps jusqu'au début des années 50. Prises de vue du panorama de la société américaine au temps de la guerre froide, qui mènent du désert du Sud-ouest des États-Unis, où furent pratiqués les essais nucléaires à la modernité des gratte-ciel New-Yorkais, de tranquilles banlieues pavillonnaires et universitaires aux bas-quartiers où les enfants meurent de la tuberculose, du sida, de coups et blessures. Nick sert de fil conducteur au récit, lien parfois ténu entre la plupart des personnages.
Comment traduire, évoquer le plus justement possible le retentissement des années de guerre froide sur ceux qui les ont vécues ? Pour réaliser cet ambitieux projet, l'auteur s'est attaché à dépeindre les tranches de vie de personnages d’origines diverses, et qui par conséquent abordent la menace nucléaire avec plus ou moins d’angoisse. Les passages, notamment, qui retranscrivent certains sketchs du comique Lenny Bruce, devenu paranoïaque, obsédé par le péril soviétique, sont admirables d’éloquence...
Don Delillo fait preuve à la fois d’un certain détachement et d’un sens aigu de l’analyse de la nature humaine, avec une lucidité qui confine parfois au cynisme. Il traque les contradictions et les véritables motivations qui déterminent les actes, les peurs qui se dissimulent derrière certains comportements, et notamment celle, souterraine mais omniprésente, de l'apocalypse atomique, entretenue par les deux grandes puissances de la guerre froide, et débouchant sur le fantasme du complot, avec lequel certains jouent parfois avec excitation. Une hantise qui finalement se fond avec ces angoisses éternelles que sont celles de la mort ou de la maladie…
Ceci dit, il serait injuste de réduire « Outremonde » à une chronique de cette peur du nucléaire. C’est en effet une vue beaucoup plus globale de 40 ans d’histoire américaine que nous offre l’auteur, des faits divers ayant marqué l’opinion (des assassinats perpétrés par le tueur de l’autoroute du Texas aux émeutes de Los Angeles suite au passage à tabac d’un jeune afro-américain…) aux faits « historiques » (tels le mouvement de contestation noire des années 60 ou l’épisode de « la baie des cochons »…), dont il évoque également les résonances sur les destins individuels.
Il est impossible de citer tous les thèmes abordés dans ce roman tant il est dense, tant ses histoires et ses personnages sont multiples… C’est presque l’âme des Etats-Unis que l’on a l’impression d’y voir mise à nu, ou encore l’autopsie d’une époque dont les entrailles recèleraient le ferment de la société à venir, une société où le besoin de sécurité et de protection est exacerbé, où les événements médiatisés ont plus d’impact que les réalités de la vie quotidienne…
La longueur et la complexité d’ « Outremonde », qui rendent sa lecture parfois un peu laborieuse, ne l’empêchent cependant pas d’être un roman passionnant.
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