Au début du XIXe, le jeune Timotheus von Bock, en permission pour quelques jours dans le domaine familial, tombe amoureux d'Eeva, une des femmes de chambre. Il décide de braver les interdictions tacites liées à sa condition de baron et demande Eeva en mariage. Il rachète donc sa future femme ainsi que sa famille, jusqu'alors serfs au service de la famille von Bock. Avant de retourner à ses obligations de colonel, Timo emmène sa femme et son grand frère Jacob à la ville, pour qu'ils rattrapent en 4 ans toute une vie d'éducation à l'aristocrate. C'est Jacob, le grand frère un peu jaloux, qui, dix ans plus tard, décide de commencer son journal. Il raconte ainsi jour après jour ses souvenirs de sa nouvelle vie ainsi que les événements de son quotidien.
Comment Timo, jeune homme bien né, noble, proche ami du tzar, a-t-il pu développer des idéaux de liberté, d'égalité des hommes, d'abolition du servage, de lutte contre la corruption? Et surtout, comment a-t-il pu être assez fou pour exprimer ouvertement ses idées au tzar?
Heureusement pour lui, c'est de folie que le tzar l'a accusé... Ce qui lui vaut neuf longues années d'enfermement. Comment Eeva, épouse illégitime aux yeux de la noblesse et déjà méprisée au temps où Timo était libre, trouve-t-elle la force de vivre seule, d'affronter les autres, de se battre pour faire libérer son mari? Et lorsque Timo revient... Comment savoir s'il est vraiment fou, ou s'il simule quelques accès de folie pour préserver cet ersatz de liberté qui lui est offert 9 ans après?
Quel roman passionnant! Eeva est une femme fascinante, une telle force de caractère force le respect. Quelle force intérieure, quelle capacité d'adaptation, et quelle répartie! Timo lui aussi est un personnage sublime... Un esprit éclairé, qui a le courage de donner sa vie pour ses idéaux... Le courage ou la folie? Ne faut-il pas être fou pour tout perdre, au profit plus qu'incertain des serfs, d'une constitution qui n'est pas prête de voir le jour? Quand on pense que ce grand homme a réellement vécu, ça rend plus qu'admiratif.
Quant à Jacob, ce pauvre Jacob qui a vécu la vie qu'on lui a dictée, il m'est arrivé de lui trouver parfois quelques bassesses... Mais à bien y réfléchir, c'est un homme, avec ses qualités et ses défauts, mais un homme comme les autres... Et non pas un "personnage", comme le sont sa soeur et son beau-frère, deux personnes réellement hors du commun.
On en apprend également beaucoup sur l'histoire de l'Estonie, ce petit pays balte dont on semblait faire peu de cas à l'époque ; et donc on se soucie à peine plus aujourd'hui! Le pays n'est finalement réellement indépendant que depuis 1991, et pourtant la culture estonienne et la conscience de son identité a réussi à perdurer depuis des siècles. Cet hymne à liberté n'est donc pas étonnant de la part d'un Estonien, d'autant plus lorsque l'on sait que Jaan Kross a d'abord été arrêté par les Nazis avant d'avoir vécu l'enfermement au goulag.
Je me dois de terminer ce billet par l'évocation du style de l'auteur. J'ai lu avec le fou du tzar un roman passionnant, mais qui ne m'aurait pas autant plu sans ce style fabuleux ; rien d'étonnant à ce qu'il soit parfois qualifié de Shakespeare estonien! Jaan Kross est un grand auteur du XXe siècle, que j'ai lu avec bonheur et dont je ne peux que conseiller vivement la lecture!
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]