Dix jours avant sa mort, par un froid hivernal précoce, Tolstoï, âgé de quatre-vingt-deux ans, réalise soudain nuitamment le rêve qu’il a nourri depuis plus de trois décennies : il fugue. Il abandonne sa grande demeure familiale, son fameux divan de peau verte sur lequel il était né, « ce radeau sur lequel il aurait voulu accomplir son voyage dans l’océan de la vie, de la naissance jusqu’à la mort » (cit. p. 15) ; se sépare surtout de sa femme Sophia, présentée à la fois comme normalisatrice et hystérique, comme avide, persécutrice et passionnée, envers laquelle ses rapports sont tout aussi ambivalents.
Pris d’une fébrilité et d’un élan d’énergie vitale (et/ou létale ?) extrêmes, accompagné et entouré de plusieurs des siens, il se soucie dans sa course folle non de sa destination mais de fuir en brouillant les pistes, angoissé par la perspective d’être reconduit chez lui contre son gré.
« Cependant, puisque fuir signifie toujours se fuir soi-même, en sachant que c’est justement cela qui est impossible, car dans la fuite ou dans le voyage “on s’emmène justement soi-même” [Sénèque], Lev Tolstoï n’avait pas d’explications. » (p. 27)
La course se termine par six jours d’agonie, entre délire et reprise de conscience, hôte du chef d’une petite gare. « Seule l’intéressait la continuation de sa fuite, devenue désormais différente, non plus éloignement furtif et précipité des autres et de lui-même uniquement, mais voyage sans fin, course libre à travers le monde, aventure d’Ulysse qui ne s’achève pas, que personne ne voudrait voir achevée malgré la vieillesse et la mort. » (p. 95)
Le célèbre journaliste italien, dans la force de l’âge, mène une enquête purement textuelle sans jamais céder à la tentation facile du roman, comme d’autres l’auraient fait, bien que matériau romanesque il y ait, et de la meilleure qualité…
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