Le journal naturaliste et poétique de Barry Holstun Lopez (écrivain américain né le 6 janvier 1945) paraît déconcertant dès l’introduction puis on apprend au fil des phrases à voir le monde autrement, à travers l’œil d’un héron et l’esprit habité d’un homme attentif au moindre miroitement ou au plus ténu mouvement d’air :
« Ton odeur est pareille à celle du gingembre sauvage. Quant tu lèves ta patte au-dessus de la rivière, l’eau ne s’en écoule pas et ne va donc pas troubler la surface transparente de l’eau des bas-fonds. » Les récits se juxtaposent sans autre lien que le cordon ombilical de la rivière pour la première partie du recueil intitulée
River notes, The dance of herons (1976) et traduite par
Le chant de la rivière, La danse des hérons. Elles n’ont pas toutes la même force, un impact similaire mais la vision de l’auteur est parfois fulgurante et neuve :
« Pensez seulement aux odeurs dont un seul filament peut être pincé entre des rochers […] grâce à ces extensions invisibles, le caractère de la rivière est révélé, une piste nous conduit vers ce qui n’a jamais été examiné ». Dans un autre récit, on peut lire aussi :
« Enfoncer ses mains dans la rivière, c’est sentir les cordes qui lient la terre en un seul tenant. » La seconde partie du livre,
Desert notes, Reflections in the eye of a raven (1979),
Reflets dans un œil de corbeau, Notes sur le désert, est introduite par un court extrait du
Voyage d’un naturaliste autour du monde (1836) de Charles Darwin. Puis les feuilles du journal de Barry Lopez se stratifient en fines couches sédimentaires à mesure que les perceptions et les sensations s’accumulent et refluent aux rythmes insondables de la nature. Le lecteur pourrait facilement perdre pied dans cet imbroglio de visions qu’un monde merveilleux enfante sans relâche loin des hommes mais l’auteur revient sans cesse à la réalité. Les choses racontent toutes une histoire comme ce tapis navajo qui passe de main en main et recèle encore dans ses fibres
« des odeurs enterrées » et
« des bruits qui résonnent ». Il est difficile de conseiller ce livre déroutant de prime abord mais tressé en filigrane de filaments précieux. J’avais noté dans une revue spécialisée les dix livres de voyage choisis par Michel Le Bris, mauvais écrivain au goût pourtant sûr. Y figurait à côté du
Léopard des neiges de Peter Matthiessen, du
Temps des offrandes de Patrick Leigh Fermor, de
Pèlerinage à Tinker Creek d’Annie Dillard, ce
Chant de la rivière avec le commentaire :
« Ce texte du plus secret des naturalistes américains a été un choc dans le monde des lettres outre-Atlantique. »
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]