Il est presque paradoxal que le "souffle du lieu" d'une île aussi périphérique que la Martinique puisse inspirer un paradigme si vaste, profond et étendu, explicatif sur la "totalité-monde" que nous commençons à peine à appréhender comme la réalité géo-historique qui nous entoure et nous caractérise. C'est là la grandeur d'un intellectuel que j'estime comme l'une des figures les plus significatives de cette époque qui est la nôtre.
Il ne s'agit pas du tout de la vulgate sur la mondialisation, mais de tout ce qui concerne la culture, l'identité (au sens le plus large), le rôle des lettres dans ce "chaos-monde"; et la posture de l'intellectuel est bien là celle du créateur des outils conceptuels nécessaires à la compréhension du monde, même si l'auteur se défend de la pensée systématique, pour des raisons éthiques et politiques.
Cet ouvrage, se composant des textes de quatre exposés (1. Créolisation dans la Caraïbe et les Amériques; 2. Langues et langages; 3. Culture et identité; 4. Le chaos-monde : pour une esthétique de la Relation) et de sessions de débats sous forme dialogique, outre une partie finale intitulée "Entretiens", expose de façon discursive, impromptue, non-systématique (y compris par certaines répétitions qui sont pleinement assumées dans la poétique de l'auteur, et totalement nécessaires pour le lecteur non spécialiste) les fondements conceptuels de cette pensée poético-philosophique que l'on peut définir "pensée de la créolisation". Certains de ses concepts sont repris et utilisés par les comparatistes notamment ceux qui étudient la littérature migrante.
Le point de départ est sans doute la différence entre "créolisation" et "métissage", qui prend en compte l'imprévisibilité de la première, à l'encontre du second. Du point de vue identitaire, on retiendra aussi la dichotomie (analysée aussi par ex. par Maalouf) entre "identité-racine-profondeur" et "identité-rhizome-Relation". Du point de vue politique, on constate le passage de "territoire (centralisé)", à "l'archipel"; l'Histoire et la littérature "atavique" étaient jadis filles de mythes fondateurs rattachant par filiation légitime une identité enracinée à un territoire. Dans la nouvelle littérature que Glissant prévoit, il réclame "le droit à l'opacité" (cf. La Cecla): "Il ne m'est plus nécessaire de 'comprendre' l'autre, c'est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l'opacité serait aujourd'hui le signe le plus évident de la non-barbarie." (p. 72). La pensée du système, et a fortiori le classicisme comme tentative d'instaurer des principes "universels", serait à remplacer par la pensée de la "trace" (comme dans la trace des rythmes africains dans le jazz), par le baroque. De ce fait, la philosophie de l'être est remplacée par celle de l'étant. Du point de vue linguistique, une subvertion de la langue est l'exact opposé de l'usage de créolismes qui relèvent du folklore et de l'exotique: il s'agit au contraire d'une créolisation des poétiques à l'intérieur de la langue française mais hors de son génie: "procédés de répétition, de redoublement, de ressassement, de mise en haleine, de circularité" (p. 121). Encore en linguistique: l'écrivain est en présence d'une multiplicité de langues même s'il n'est pas multilingue. L'appauvrissement dû à la disparition des langues ne se soigne pas en favorisant une langue au détriment des autres, mais la prise de conscience qu'elles sont toutes nécessaires (l'anglais est la première victime de l'hypertrophie de l'anglo-américain...)
Je souhaiterai relire cet ouvrage, qui constitue sans doute une excellente introduction à cette pensée si foisonnante, car justement j'en sors avec un triste regret: celui de ne pas en avoir pu assimiler davantage.
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