Les Déferlantes : le titre et le souffle jouent les grandes orgues face au lecteur médusé, happé par le récit dès les premières pages. La tempête est imminente. Les personnages sont déjà en place, auréolés de silence et de non-dits. Le finistère normand est au diapason des vies brisées. Plus qu’un cadre, la Hague prend corps avec la mer tout autour. La première vingtaine de pages du roman contient au moins une phrase remarquable :
« La mer s’est durcie, elle est devenue noire comme si quelque chose d’intolérable la nouait de l’intérieur » ; « Dans la lueur des éclairs, les rochers qui encerclaient le phare semblaient voler en éclats » ; « Ces vagues, les déferlantes. Je les ai aimées. Elles m’ont fait peur. Il faisait tellement nuit ». Pour le lecteur velléitaire, voici encore une phrase splendide qui montre le talent de l’écrivain :
« Les gens d’ici disaient qu’il fallait être fou pour habiter dans un tel endroit. Ils lui avaient donné ce nom, la Griffue, à cause des bruits d’ongles que faisaient les branches des tamaris en grinçant contre les volets. C’était un ancien hôtel avant. Avant, c’était quand ? ». L’auteur a su s’immerger dans le microcosme d’un bout du monde pour en saisir les rouages subtils, en démêler les histoires obscures et rendre compte d’une nature magnifique, violente et impénétrable à l’image des vies errantes qui se brisent et se reconstituent dans un élan qui les dépasse. La narratrice, appelée Princesse, Miss ou Ténébreuse, ancien professeur de biologie de l’université d’Avignon, s’est dirigée vers la pointe du Cotentin, payée et logée sommairement par le Groupe ornithologique normand, afin de se détourner d’un deuil tragique et d’étudier les cormorans. Quand la douleur reflue, le vide s’installe. Lambert est là aussi, venu d’ailleurs mais ancré au rivage de la Hague par le deuil de sa famille, père, mère et frère, des décennies auparavant. A l’époque, le phare semble s’être éteint. Malveillance ou erreur ? Le voilier s’est échoué. Lambert était resté à terre. Depuis, il n’est ni vivant, ni mort ; son esprit est parti en mer. Il aimerait savoir si Théo, l’ancien gardien du phare, a commis l’irréparable mais il ne sait comment contenir sa colère et aborder le vieil homme. Ténébreuse et Lambert peuvent-ils se retrouver ? Au bord de quel terrain vague ? Il y a aussi Morgane, la sœur de Raphaël, le sculpteur, qui voudrait faire l’amour avec des hommes et se faire payer. Le notaire Anselme l’admire. Max, l’idiot du village, bave de désir devant elle. Il y a encore Lili, la Mère, Nan, la Cigogne et Michel. Le passé est une chape de plomb ; le présent un ennui qui se ressasse ; le futur une brume flottante. Le lecteur ne sent pas le temps passer. L’écriture du roman est aérée. Les phrases courtes claquent ou s’effilochent mais disent avec justesse les tourments et les lassitudes, les joies brutes et s’approchent près de la vérité des êtres. La sincérité des personnages décuple la force des sentiments. Le paysage porte déjà en lui toute la dramaturgie des existences flouées. Sans pose romantique, l’auteur a su projeter les pensées et les pulsions de ses personnages dans les mouvements et les humeurs de la mer.
J’ai pu noter quelques légères exagérations ou approximations mais ce ne sont que des peccadilles : le chanteur et poète belge Julos Beaucarne ne s’écrit pas « Bocarne » ; pour avoir été un adhérent actif du GON, je crois que Claudie Gallay enfle le poids et l’autorité de l’association d’ornithologie ; membre de la SNPN, je cherche encore les cabanes sur pilotis en Camargue où l’on peut passer la nuit à observer des oiseaux. Si le roman marque un peu le pas au fil de la narration, un réveil de l’auteur a lieu à la charnière du livre, page 293. Là, Claudie Gallay reprend les rênes de l’histoire et passe aux révélations mais le lecteur peu attentif que je suis suppose déjà la fin et trouve la solution de l’enquête avant le dénouement. Peu de surprises dans l’intrigue mais le plaisir de lecture est constant. On cherche et on trouve le sable aurifère que l’écrivain sème au fil des phrases. Le livre mérite bien de figurer premier au palmarès du magazine Lire. Il paraît que Claudie Gallay doute toujours de son talent. Elle possède pourtant le souffle de l'écrivain et son roman best seller vient d’être acquis pour 120 000 € en paiement des droits ; il devrait être adapté au cinéma par François Dupeyron. Il sera alors probablement bien difficile, en passant du texte à l’image, de ne pas transformer les silences éloquents du livre en ennui pesant.
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