Voici un extrait de Ce que je crois, de Jacques Ellul, en cours de lecture. J'ai lu ce passage ce matin et je trouve qu'il explique mieux que ce que j'ai pu faire ce que j'ai voulu exprimer.
"Parler de "mon œuvre"' paraît prétentieux, et cependant l'ensemble de mes livres constitue un tout consciemment conçu comme tel. Dans le masure où je suis parvenu à la conviction qu'il était impossible, d'une part, de faire l'étude de la société moderne dans son unité sans une référence spirituelle, et d'autre part, qu'il était également impossible de faire une étude théologique sans référence au monde dans lequel nous vivons, je me suis trouvé au départ devant la nécessité de découvrir le lien entre les deux et ce lien ne pouvait être que le processus dialectique.
Je trouvais qu'il était impossible de joindre le christianisme et le monde en un seul tout. Dès mes tout premiers écrits, j'ai montré qu'il n'y a pas de politique chrétienne qui puisse être poursuivie par un parti chrétien, ni d'économie chrétienne, ou, épistémologiquement, d'histoire, de sciences chrétiennes, etc. Dans le premier cas, il ne peut y avoir qu'une espèce de couverture idéologique, dans le second, seulement une déformation des méthodes et des résultats. Naturellement, une éthique écrite par un chrétien peut être une éthique chrétienne, mais elle ne peut être acceptée que par des chrétiens. De même, un chrétien peut étudier l'histoire ou la biologie, en reconnaissant (comme tout savant) quels sont les présupposés et comment ils peuvent parfaitement affecter ses conclusions. De même, un chrétien peut être membre d'un syndicat ou d'un parti politique et y jouer un rôle singulier, sans prétendre être un politicien chrétien (ce que j'ai découvert par expérience être impossible et intenable).
D'un autre côté, il me semblait non moins certain qu'il est inacceptable de penser le christianisme sans relation avec la réalité concrète de la société, qu'il est inacceptable pour le chrétien de vivre avec des principes éternels sans référence au monde actuel. Il est idéaliste et sans portée de prétendre soit que le christianisme peut pénétrer et modifier les structures de la société (et ici je rencontre l'analyse de la fonction de l'idéologie selon Marx), soit, inversement, que le christianisme doit être adapté et modifié selon les nécessités, les exigences et les orientations du monde. Ce"la a toujours été fait, à tel point que, politiquement, le christianisme français est devenu successivement monarchiste sous Louis XIV, révolutionnaire en 1792, napoléonien en 1800, républicain en 1875, et était en train de devenir socialiste en 1950. Les théologies de la libération et de la révolution me semblent être de simples projets d'une adaptation du christianisme aux circonstances. En même temps, il me semblait impossible de proclamer que le monde est perdu et, inversement, que l'Eglise n'a pas de signification.
Ainsi je me trouvais forcé d'affirmer à la fois l'indépendance de l'analyse de la société contemporaine et la spécificité de la théologie, d'affirmer à la fois la cohérence et l'importance du monde dans lequel nous vivons et aussi la vérité sans commune mesure de la révélation en Christ - deux facteurs à la fois étrangers l'un à l'autre et cependant indissolublement liés. La relation entre eux ne pouvait alors être que dialectique et critique. Au plan noétique, nous ne pouvons qu'affirmer les deux contradictions, en poussant la contradiction à la limite, et, au plan de l'action, nous pouvons seulement introduire la dimension d'une critique mutuelle, le monde étant critique de l'Eglise et la science, de la théologie, et inversement, comme nous ne devons pas l'oublier, l'Eglise étant critique du monde et la théologie, de la science. Comme la synthèse, ou la négation de la négation, où - quelle qu'en soit la forme - l'apparition d'un nouvel état ne peut qu'être le produit de l'histoire, il ne pouvait être question de présenter cette synthèse d'une façon arbitrairement intellectuelle dans une seule étude qui ne correspondrait qu'à une apparence de réponse. Je fus ainsi conduit à travailler dans deux sphères, l'une historique et sociologique, l'autre théologique. Il n'y avait nullement là dispersion ni expression de curiosités diverses, mais le fruit d'une réflexion essentiellement rigoureuse. Chaque versant de ce travail devait être exactement d'égale importance et aussi exempt que possible de contamination par l'autre. Comme sociologue, je devais être réaliste et scientifique, utilisant des méthodes exactes, bien qu'ici j'aie eu des querelles méthodologiques et que j'aie eu à contester certaines méthodes. Comme théologien, je devais être également intransigeant, présentant une interprétation de la révélation aussi stricte que possible sans concession à l'esprit du temps.
Si, toutefois, il y a finalement une dialectique, le tout ne doit pas être fait de deux parties sans relations : il doit y avoir corrélation. Le négatif n'existe qu'en relation positif; le positif n'existe qu'en relation au négatif. Les deux jouent leur rôle réciproquement comme dans un contrepoint musical. A partir de là, il est parfaitement possible de penser à une correspondance entre des livres apparemment sans relations. Il y a un contrepoint, par exemple, entre Illusion du politique et Politique de Dieu, politique des hommes, de même L'Ethique de la liberté est l'exact contrepoint dialectique des deux livres sur la technique : La technique ou l'enjeu du siècle et Le système technicien. J'ai donc élaboré à la fois un instrument de connaissance et la possibilité d'une progression à travers une crise. Cette crise peut actuellement se voir dans notre société, dans la sphère politique et économique aussi bien que dans la sphère chrétienne et ecclésiale. Mais elle ne peut avoir d'issue positive et et échapper à l'incohérence et au non-sens, s'il n'y a pas une claire reconnaissance des deux facteurs présents. C'est à quoi j'ai essayé de contribuer. En vérité, toutefois, ma tentative semble avoir échoué : personne n'utilise mes études en (co-)relation les unes avec les autres, de façon à aller au cœur de notre crise d'une manière consciente, fondée sur une compréhension chrétienne; on continue de réagir inconsciemment, au niveau des réflexions et non de la réflexion, en adoptant des position chrétiennes sur lesquelles on n'a pas réfléchi."
Espérant avoir, par cet extrait, transmis un peu de mon goût pour cet auteur...
Ah, et pour info, j'ai découvert qu'à la médiathèque de Quimper-Communauté, ils ont pas mal de bouquins de Jacques Ellul. Des que je n'ai pas. Des que j'emprunte, donc! Ceci pour dire que l'auteur, qui semble inconnu, est accessible dans les établissements publics. Du coup, pour essayer, vous voyez, c'est accessible!
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