Pour que la peinture de mœurs rencontre celle de paysage et se marie harmonieusement, il faut que l’artiste sache aérer sa narration afin que la pâte verbale se fluidifie et illumine ses tableaux. Kerstin Ekman (romancière suédoise née en 1933) a réussi cette prouesse. D’où viennent alors le trouble et l’inquiétude qui s’insinuent dans l’esprit du lecteur à mesure que se dévide le récit ? Peut-être de la crudité des mots dans des descriptions d’attitudes et d’individus ; peut-être des vies juxtaposées qui ne communiquent jamais vraiment :
« […] cela n’était pas dû aux mots mais à leur restitution métallique, à cette membrane en vibration, à cette matière chargée d’électricité » ; peut-être à la folie qui couve sous des attitudes civiles ? La solitude ancre les hommes et taraude les âmes, surtout à la Saint-Jean quand le soleil ne se couche plus et ne laisse pas de répit aux esprits. Le liant du roman est son intrigue, son colorant, des mots simples emperlés, son diluant, les paysages des confins de la Suède. Des phrases étonnantes jalonnent ce curieux roman qui relègue en toile de fond l’intrigue policière (un double meurtre commis au bord d’un lac ; dix huit ans plus tard un nouvel homicide perpétré dans les environs) et qui dénotent chez l’écrivain un goût assumé pour l’étude psychologique et sociale. Les retours en arrière, les ellipses et les digressions restituent bien l’état d’esprit méandreux des protagonistes. La structure du récit est habile. Le prologue se continue immédiatement dans la seconde partie du roman ; la première partie s'intercale pour évoquer le passé, à l'instant du double meurtre. Les personnages sont criants de vérité. A mesure que les vies de chacun se précisent, elles se densifient et prennent un relief étonnant. Birger, Annie, Mia ou Johan ont une présence presque tangible. Les personnages secondaires pèsent à plein. La vérité éclate à la fin mais le dénouement, parfaitement imprévisible parce que profondément humain, n'en semble que plus logique, inévitable, imparable. De plus, la nature n’est pas un simple décor. Elle dégage une énergie qui la rend étrangement présente :
« Toutes les montagnes étaient blanches et leurs flancs à l’ombre d’un bleu sombre puissant ». Chaque pesée du pied sur la tourbe des marécages a été d’abord ressentie par l’auteur avant d’être transcrite, du moins c’est ce qu’on peut penser à la lecture d’un roman aussi sensuel, fort et incarné.
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