Pour la seconde fois, je plonge avec ravissement dans le texte vivifiant d’Edward Abbey,
Désert solitaire.
« […] vous ne pouvez rien voir d’une voiture ; vous devez sortir de votre sacré fourbi et marcher… » Cette injonction date d’avril 1967. Appliquée à la lettre, elle est révolutionnaire. Edward Abbey est engagé comme ranger saisonnier (garde-moniteur) dans le parc nord-américain, Arches Natural Monument, à la fin des années cinquante. Il dévoile dans son journal,
Désert solitaire, le plus bel endroit sur terre que caractérise la sauge pourpre :
« Ecrasez les feuilles entre le pouce et l’index et vous libérez cette odeur caractéristique, âcre et douce-amère qui signifie pays des canyons, haut plateau solitaire, vents qui soufflent de très loin ». L’auteur sait que la poésie ne supporte pas l’emphase. Il décrit sans jargon ce qu’il goûte par tous ses sens réveillés. On peut regretter qu’au passage il tue un lapin, juste pour voir, et abandonne la dépouille sur place. Il ne cache rien de ses pensées, ne les calibre pas et s’emporte, parfois contre les fourmis,
« petites pisseuses névrosées », les moucherons,
« petits salauds ulcérés », la mouche,
« petite outre de vanité », toujours contre les touristes motorisés :
« …j’efface d’un mur de grès les pathétiques griffures de quelques imbéciles qui ont tenté d’écrire leurs noms sur la façade mésozoïque ». « Eco-warrior » avant la lettre, Edward Abbey n’hésite pas à saboter le travail de l’équipe d’ingénieurs chargée d’ouvrir des routes publiques dans les parcs nationaux. En fait, il retire les piquets en bois et les rubans qui jalonnent la future route du parc :
« un effort futile, à long terme mais qui me fit beaucoup de bien ». Les chapitres défilent et le lecteur ne s’ennuie pas car Edward Abbey est un écrivain qui sait manier la langue même s’il oublie parfois de la tourner plusieurs fois dans sa bouche avant d’écrire, comme dans l’extrait suivant :
« On imagine aisément la tendresse, la sympathie, l’affection véritable avec lesquelles le grand duc considère le lapin avant de le déchirer en petites parcelles comestibles. Cette affection est-elle réciproque ? …est-il possible que le lapin aime le grand duc ? Nous savons que le condamné, à la fin, ne résiste pas mais se soumet passivement, presque avec reconnaissance, aux instruments de son bourreau. Nous en avons vu des millions qui marchaient vers leur enfer sans une plainte ni une protestation. Est-ce de l’amour ? Ou seulement, encore une fois, du travail d’équipe – une belle et bonne sportivité ? ». Les pages consacrées à la recherche d’uranium sont particulièrement ramassées et percutantes avec notamment l’odyssée sur la San Rafael River de Billy-Joe, jeune fils d’un prospecteur dupé, cocufié et liquidé. Edward Abbey possède la concision et l’art du nouvelliste. Les chapitres traitent de sujets divers toujours en rapport avec le désert américain des Arches. La vie des cow-boys et des Indiens est tracée efficacement, à grands traits, avec humour mais aussi avec une mélancolie que les propos de l’auteur, parfois emportés, n’arrivent pas à masquer totalement. Les considérations d’Edward Abbey autour de l’eau ont une certaine saveur : «
S’il reste assez longtemps dans le désert, l’homme, comme d’autres animaux, peut apprendre l’odeur de l’eau… du moins l’odeur des choses associées à l’eau… ». Pour le touriste qui meurt de soif, les conseils de l’auteur sont les suivants :
« …traînez-vous à l’ombre et contemplez le ciel solitaire… dans quelques heures, si tout marche comme prévu, votre chair humaine sera en train de se frayer un chemin dans le gésier d’une buse… et vous vous envolerez comme une flèche, sur des ailes immobiles, très loin au-dessus de l’ornière et du traquenard de la souffrance humaine. Pour la plupart d’entre nous, une promotion ; pour certains, la réalisation d’un idéal. » Le mutisme des compagnons de route de l’écrivain les rend criants de vérité à l’exemple de Mackie, le cow-boy évoquant laconiquement Œil de Lune, le cheval sauvage ou de Ralph Newcomb lors de la descente du Colorado, à l’aviron, en canots pneumatiques monoplaces :
« Qui est Ralf Newcomb ? Dis-je. Qui est-il ?/- Aïe, dit-il, et qui est qui ? Quoi est quoi ?/- C’est sûr, dis-je. ». Les chapitres XI et XII intitulés « Œil de Lune » et « La descente de rivière » révèlent et concentrent tout l’art d’Edward Abbey mêlant avec maestria action, dialogues, réflexions, faisant naître chez le lecteur sentiments, suées et sourires. Les éditions Gallmeister promettent pour 2010 une nouvelle traduction de
Désert solitaire. Peut-être serait-ce l’occasion d’une nouvelle immersion dans un texte salutaire et réjouissant (mais aussi visionnaire et mélancolique) que des lectures successives n’épuiseront jamais ? Bien que les rêves s’effilochent et que les émerveillements s’amenuisent, le pouvoir d’évocation du journal d’Edward Abbey est tel que chacun peut retrouver le temps de la lecture l’enchantement du monde et dire de concert avec l’auteur ébloui :
« Voilà comment c’était ce matin. »
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