Il advient qu'apparaisse à l'horizon littéraire un livre qui ne ressemble pas du tout à un livre : non que la forme ou l'intérêt lui fassent défaut, mais parce que revêtant au contraire une forme inhabituelle, à facettes, il se détache du lot et vous captive. L'Histoire Naturelle de Pline, le Religio Medici de Sir Thomas Browne et Jacques le fataliste de Diderot en furent des exemples en leur temps. Dans sa merveilleuse richesse, Thé au trèfle de Ciaran Carson brille lui aussi désormais à ce firmament-là. (...) Thé au trèfle a toutes les apparences d'un récit fantastique conçu à partir du célèbre tableau de Van Eyck, les époux Arnolfini, mais, a l'instar de ce tableau si énigmatique, il est infiniment plus que cela. C'est l'Histoire d'une potion magique qui donne son nom au livre ; ce sont les aventures d'un jeune garçon appelé Carson et de sa fée de cousine, Bérénice, qui croient tous deux entrer dans le tableau et voyager dans le temps depuis notre époque ; c'est le récit de l'amitié entre Ludwig Wittgenstein (le philosophe) et le père Brown (le prêtre détective de Chesterton) ; c'est une encyclopédie d'anecdotes hagiographiques, une succession de détails savoureux sur l'art de peindre ; c'est une fable, une histoire d'amour, un essai d'érudit sur la peinture flamande. (...) A quoi tient le pouvoir d'attraction de ce livre ? A sa tonalité légère et merveilleusement désordonnée, à la manière exquise dont Carson joue avec les mots, et à son intérêt pour une foule d'informations qui, potentialisées par leur accumulation, n'en ont pas moins de Charme prises individuellement, tels les coups de pinceau d'un maître sur sa toile. A tout cela, et aussi à sa délectation à rappeler aux lecteurs blasés que nous sommes qu'il y a mille façons aussi riches que Variées de se représenter le monde. " Alberto Manguel (Extrait de la postface) |