Elias Canetti parle de Masse, comme Michelet du Peuple, Tocqueville de la Démocratie ou Spengler des Cultures. Et comme ces grands devanciers auxquels, il fait souvent penser, l'auteur s'empare d'une intuition brutale, profonde, et commence par s'abandonner à la révélation d'une évidence - la conjuration panique de tout ce qui, en l'homme, menace de le détruire, et d'abord l'inconnu - pour élaborer progressivement une théorie des rapports qui unissent les phénomènes de masse à toutes les manifestations de la puissance. Mais quel contemporain des guerres mondiales et des révolutions, des fascismes et du national-socialisme, ne sentira à quel point cette intuition nourrie de forte érudition anthropologique et psychanalytique s'enracine au plus intime, au plus charnel des bouleversements du siècle ?
Ces bouleversements, l'auteur les a vécus de plein fouet. Né en 1905 en Bulgarie, de parents juifs espagnols, étudiant à Zurich, Francfort et Vienne, mais réfugié depuis 1938 en Angleterre où il achève son grand ouvrage en 1959, Elias Canetti appartient à cette génération d'intellectuels européens qui ont su déceler, dans le déferlement des masses traversées par une dialectique de l'ordre et du commandement, la permanence d'archaïsmes dont la raison ne suffit pas à rendre compte parce qu'ils ne relèvent d'aucune de nos catégories historiques traditionnelles.
Poussée d'irrationnel ? Explosion d'un fond primitif mal avoué ? Résurgence d'un panique collectif jamais analysé ? C'est tout cela à la fois : Masse et puissance - Masse und Macht dans le titre original - est l'œuvre d'une vie. Non celle d'un universitaire ou d'un savant, mais celle d'un écrivain dont le style, par la force et l'éclat de ses formules, parvient à convaincre le lecteur de la réalité quasi-biologique de sa démonstration. |