Tout mythe, tout roman est à la fois mémoire de l'avenir et prédiction du passé. Ainsi en est-il du premier roman d'Elena Garro. Elle y inaugure avec un sens poétique et une ironie qui oscillent du merveilleux à l'horreur, un style : le réalisme magique. Ici, dans un Mexique post révolutionnaire où le gouvernement central mène une campagne violemment anticléricale et où les généraux se taillent des fiefs à la mesure de leurs ambitions, un village, Ixtepec, raconte, à la première personne, sa tragique histoire. Envahi d'abord par les troupes zapatistes puis par celles du gouvernement, Ixtepec compte ses gens exécutés par les soldats et observe, fasciné, les amours exterminatrices de l'impitoyable général Francisco Rosas et de ses deux maîtresses : l'éblouissante Julia et la sombre Isabel. Le général Francisco Rosas, le chef de la garnison, déambulait tristement. Il arpentait mes rues en frappant d'un fouet ses bottes cavalières, il ne saluait personne et nous regardait sans aménité comme le font les gens venus d'ailleurs. Il était grand et violent. Son regard jaune trahissait les jaguars qui le hantaient. Il était flanqué de son second, le colonel Justo Corona, l'air sombre lui aussi, avec un foulard rouge autour du cou et un chapeau texan crânement incliné. Ils disaient venir du Nord. Chacun portait deux pistolets. Ceux du général arboraient leurs noms en petites lettres d'or entourées d'aiglons et de colombes : Les yeux qui t'ont vu et L'entant gâtée. Sur la trame d'une fresque historique à la saisissante actualité, Elena Garro donne corps à des personnages baroques et émouvants, dans un univers régi à la fois par le malheur et par le miracle, elle rend palpable le surnaturel. Dans ce temps immobile, où l'attente étouffante d'un dénouement imprévisible rend chacun à sa propre folie, chaque personnage joue un rôle écrit par le destin, en poursuivant le sourire d'un passé qui menace de s'estomper comme une volute de fumée. |