Ces dernières décennies, une certaine recherche universitaire sur l'évolution humaine s'interroge sur la phylogenèse de la compétence musicale, en particulier en relation avec celle du langage, vis-à-vis de laquelle elle présente de nombreuses analogies avérées. Dans ce contexte, un pavé a été jeté dans la mare par le psychologue Steven Pinker qui posait la musique en termes de "gâteau à la crème" de "drogue récréative", c'est-à-dire d'exaptation du langage (génétiquement sélectionné) au seul service du plaisir. Cette idée terriblement incongrue et peut-être provocatrice semble avoir eu une certaine postérité et même des variantes au-delà de la renommée de son concepteur originaire. Or, c'est à prouver exactement le contraire que s'attelle cet essai. S'il est difficile de démontrer la priorité de l'aptitude musicale sur celle langagière par la phylogenèse, il est en revanche aisé de le faire par l'ontogenèse, c'est-à-dire par la possibilité de suivre le développement de cette aptitude pour chaque enfant et également la survivance du chant sur la parole dans la sénilité. La démonstration porte donc dans ce livre sur deux éléments : d'abord sur la nécessité biologique de la musique dans le développement du cerveau humain, tout le contraire d'un passe-temps aussi hédoniste et artistique soit-il, et ce non seulement dans la prime enfance, mais tout au long de la vie cérébrale caractérisée par la neuroplasticité ; d'autre part sur une hypothèse, plus abstraite mais fort séduisante, d'un rôle décisif que la musique aurait pour la survie sociale de l'espèce.
Par rapport au premier élément, est mise en évidence une fonction de la musique aussi bien cognitive, notamment comme déclencheur du langage, qu'affective, comme prémisse à l'attachement social dès la vie prénatale. Par rapport au second élément, la musique est conçue comme un outil de socialisation, de connexion avec l'autre, par le prolongement de la fonction de facilitation de l'attachement néonatal, mais aussi grâce à sa fonction de contrôle des émotions ainsi qu'à l'impact sur la neuroplasticité que comporte la synchronisation du traitement cognitif et affectif sus-considéré.
Par conséquent, l'utilité de la musique – voire son caractère « indispensable » – est pris en compte dans la succession des étapes de la vie, depuis l'embryon jusqu'au vieillard, avec une attention de manuel aux différentes manières dont la musique peut faciliter le développement et la santé : à travers l'éducation, dans la vie adulte, et enfin comme moyen thérapeutique (cf. Table infra). Mais en contrepartie de cette exhortation à une promotion active de l'écoute et surtout des activités musicales, un fil rouge consiste à répéter que les bienfaits de la musique ne sont pas l'apanage des spécialistes, musiciens ayant consacré un temps et une énergie impressionnants à leur discipline, ni qu'un style musical, en particulier la musique savante occidentale, ou une pratique spécifique – instrumentale ou vocale, professionnelle ou d'amateur – ne seraient comparativement plus bénéfiques que d'autres. Il s'agit toujours du développement d'un potentiel, et les neurosciences expliquent également a contrario la présence et la raison de « l'anhédonisme spécifique à la musique » (cf. cit. 8). En revanche, ma propre interrogation sur les raisons individuelles du plaisir-déplaisir jusqu'à la répugnance caractérisée que l'on éprouve devant un style voire un morceau particulier reste inabordée dans cet ouvrage, et même le bref discours sur les émotions suscités par le tempo et l'harmonie (cf. cit. 7) ne me paraît pas très persuasif, car il ne tient pas compte des prédictions (cf. cit. 6) dans tout ce qu'elles comportent de culturel (entre différentes traditions musicales dans le monde et dans le temps) et de déterminé par l'éducation préalable de l'oreille (à l'instar de la littérature et des autres formes d'art requérant chacune sa propre forme d'éducation préalable).
Table [avec appel des cit.] :
Prélude [cit. 1]
1. La musique à l'embryon de la vie :
L'impact des expériences prénatales
Les cartes postales musicales envoyées au fœtus
La musique, déclencheur du langage ?
Au service des grands prématurés [cit. 2]
Un marqueur d'attachement social
2. Pourquoi le bébé naît-il musical ?
Des musicologues en herbe
La musique : un avantage adaptatif pour le bébé ?
Le nourrisson musicalise ses cris
Un cercle vertueux cognition-affect [cit. 3]
Un "peau à peau" sonore
3. Musicaliser l'éducation :
Pour une éducation bienveillante [cit. 4]
La musique facilite les acquisitions scolaires
Le pouvoir de la musique sur le langage [cit. 5]
La musique rend-elle intelligent ?
Le jeu (musical) en vaut-il la chandelle ?
Musique, empathie et socialisation
Et l'enfant devient un être en progrès
4. Bien vivre avec la musique :
Des défis pour les neurones
Une voie rapide pour la musique dans le cerveau
Et une voie lente
Nous sommes tous "musicalement expérimentés"
Comprendre la syntaxe musicale [cit. 6]
L'espace des émotions musicales [cit. 7]
La musique peut réguler les états psychologiques
Contre le stress et la douleur
Dépasser ses limites physiques
Pour le bien-être au travail
De la musique pour séduire
Stimuler la neuroplasticité
Une neuroplasticité accessible à tous
5. La musique lorsque le cerveau vacille [cit. 8] :
La neuromusicothérapie
L'intérêt de la musique pour la surdité
Au secours du langage
Après un AVC
Au service de la mémoire
Bien vieillir en musique
La musique redonne l'humanité que la maladie enlève.
En guise de coda [cit. 9]
Postlude [par Maria Majno (Directrice du programme "Neuromusic"...]
Cit. :
1. « La musique est une forme de mathématique sonore qui est entièrement au service du sensible et de la relation à l'autre. Elle naît d'une pratique sociale qui stimule de façon complice les intelligences cognitive et socio-émotionnelle : l'enrichissement de l'une entraînant le raffinement de l'autre. Cette action commence dès les premiers instants et se poursuit tout au long de la vie. » (p. 14)
2. « Percevoir la dimension de la hauteur des sons, la taille des intervalles et le dessin mélodique peut potentiellement être crucial pour comprendre et anticiper l'état émotionnel des situations. Autrement dit, parce que les structures sonores sont porteuses de sens sur l'état psychologique de sa mère, le fœtus développe une capacité à extraire des différentes stimulations sonores qui lui parviennent les composantes qui sont à la base de la musique. Les "cartes postales musicales" adressées au fœtus sont doublement importantes : elles le renseignent sur l'état psychologique du moment, et préparent les futures conduites d'attachement et de communication. Le pouvoir expressif de la musique trouverait-il son origine dans la connexion qu'elle crée, dès la vie intra-utérine, entre le fœtus et sa mère ? […] La musicalité issue de ces variations [de hauteur et d'intensité des notes] serait la toute première expérience de connexion à l'autre dont le petit humain ferait l'expérience in utero. » (p. 38)
3. « Les nourrissons manifestent plus d'engagement émotionnel pour l'adulte qui chante une chanson que leurs parents leur ont apprise dans les deux semaines précédant l'expérience plutôt qu'un air totalement inconnu, ou même bien connu d'eux, mais qui était diffusé dans leur chambre par un jouet ou une boîte à musique. Ce n'est pas la familiarité envers la musique qui influence leur comportement mais bien la signification sociale de la musique entendue. Le pouvoir de la musique sur le cerveau du nourrisson réside dans la connexion que ce stimulus crée avec l'environnement humain auquel il est attaché. Ce n'est pas le son en lui-même qui est pertinent, mais bien l'humain qui se cache derrière ce son. » (pp. 65-66)
4. « Grâce à l'écoute de musiques tristes, l'adulte apprécierait la possibilité d'expérimenter et de contrôler une émotion douloureuse dans un contexte sans implication désagréable pour lui.
La musique nous permet ainsi d'agir avec des êtres biologiquement encore mal préparés pour contrôler leurs émotions. […] S'engager dans une relation musicale avec un enfant impose à l'adulte d'augmenter sa disponibilité envers celui-ci, d'oublier sa position dominante, et d'accroître son empathie et sa réceptivité émotionnelle. Cette connexion musicale à l'autre n'est pas toujours simple, car elle suppose d'ouvrir une sphère émotionnelle un peu plus intime que celle requise dans les interactions sociales habituelles. […] La peur du ridicule domine car la voix chantée, plus que tout autre instrument, parle de la sensibilité intérieure et peut paraître presque plus impudique que la nudité. Lorsque la barrière tombe, "l'offrande musicale" que l'éducateur partage avec l'enfant a le pouvoir de tisser des liens de confiance et un respect mutuel, propices à la mise en œuvre d'une éducation non violente.
Il est beaucoup plus difficile de se disputer avec des personnes avec lesquelles on vient de chanter à tue-tête ou doucement. C'est sans doute pour cela que l'Assemblée nationale propose des séances de chant collectif à ses députés. » (pp. 77-78)
5. « Des effets positifs de la musique sur d'autres aspects du traitement du langage parlé ont été rapportés, tels que le traitement de la prosodie, la compréhension de phrases affirmatives ou interrogatives, l'appréciation de variations fines de la durée des phonèmes, la détection de silence dans l'énonciation de mots, le traitement des langues étrangères, l'acquisition du vocabulaire et de la grammaire, ainsi que la mémoire verbale. L'objectif des recherches récentes est de comprendre comment le traitement des différents aspects de la musique et du langage sont reliés entre eux. […] Les capacités syntaxiques semblent également être liées aux capacités rythmiques. Les enfants plus performants en rythme sont également plus aptes à produire des phrases syntaxiquement complexes, par exemple. Enfin, l'apprentissage des règles grammaticales serait facilité par le développement des compétences mélodiques. Dans le langage parlé, les fonctions grammaticales sont souvent marquées par des inflexions prosodiques spécifiques. Entraîner de jeunes enfants à la perception des intervalles et des contours mélodiques faciliterait la détection de ces fonctions. » (p. 87)
6. « Dans le langage, les prédictions se forment grâce au traitement de la syntaxe au niveau de la phrase et grâce à la sémantique à des échelles plus larges. L'écoute d'un discours ou la lecture d'un texte conduit à prédire plus ou moins explicitement la suite et le point où l'orateur ou le narrateur veut nous conduire. […] En musique, les prédictions ou les attentes se forment par le traitement de la fonction syntaxique des notes au niveau des phrases musicales, puis par le traitement des structures harmoniques et des configurations thématiques à des niveaux plus larges. Elles relèvent d'un traitement cognitif, mais le jeu que le musicien (c'est-à-dire le compositeur, l'improvisateur ou l'interprète) entretient avec ces attentes est à l'origine des émotions ressenties. Ainsi, il peut les résoudre, les retarder, les emboîter comme des poupées russes, ou ne pas les résoudre du tout. Le musicien est avec l'auditeur comme un romancier avec son lecteur : il le tient en haleine, lui réserve des coups de théâtre, le conduit sur des fausses pistes et c'est ce jeu qui crée les émotions.
Les études d'imagerie cérébrale montrent que les régions cérébrales du système limbique (traitant les émotions) réagissent également à ces violations d'attentes. Une résolution harmonique inattendue ou retardée provoque une activation de l'amygdale et du cortex orbitofrontal. Elle peut également entraîner des modifications du système neurovégétatif qui se traduisent par des frissons ou des modifications du rythme cardiaque. Affect et cognition sont imbriqués ici : comme l'auditeur peut traiter les fonctions tonales, il est sensible au jeu auquel le musicien l'invite. » (p. 138)
7. « Cette première dimension oppose des pièces musicales dynamisantes aux pièces lentes de faible énergie. La seconde dimension représente la valence de l'énergie intérieure activée par la musique : positive ou négative. Le croisement de ces deux dimensions délimite un espace émotionnel qui permet de contraster quatre grandes catégories d'émotions musicales : dynamiques et positives (la gaîté), dynamiques et négatives (la colère, par exemple), peu dynamiques et positives (la sérénité), et faiblement dynamiques et négatives (la tristesse). […] La structure de cet espace émotionnel n'est pas affecté par la formation musicale des auditeurs, ni même leur âge. En revanche, certaines pièces musicales peuvent ne pas se positionner exactement au même endroit en fonction de ces facteurs. Ainsi, un allégro d'une symphonie de Beethoven, qui évoquera un sentiment de gaîté chez des auditeurs adultes, peut être compris comme une pièce agressive […] par de jeunes enfants. » (p. 143)
8. « […] Lorsque nous expérimentons un moment très plaisant en musique, la connectivité fonctionnelle entre le cortex auditif et les noyaux du striatum s'accroît, et ceci d'autant plus que le plaisir est intense : cette augmentation de la connectivité fonctionnelle correspond à ce que nous dénommons "le cercle vertueux cognition-affect" dans cet ouvrage. Ce cercle n'est pas une vue de l'esprit ou une métaphore, c'est une réalité neurophysiologique. Si l'on bloque le fonctionnement de cette connexion par une action chimique, les auditeurs ne ressentent plus de plaisir musical.
Dans la plus grande partie de la population, les faisceaux qui réalisent cette connexion sont développés normalement, mais leur densité peut varier entre les individus : la substance blanche de ces faisceaux est plus dense chez les amoureux de la musique. On constate également qu'une petite proportion de la population présente une atrophie de ces réseaux. Ces auditeurs, qui sont tout à fait normaux par ailleurs, témoignent un désintérêt marqué pour la musique qui n'est pas associé à des difficultés auditives ou à des blocages psychologiques. Leur situation définit un cas d'anhédonisme spécifique à la musique. » (p. 178)
9. « Le plaisir que l'auditeur mélomane éprouve en parcourant les œuvres des différentes périodes de la musique classique ne se réduit pas à la contemplation esthétique d'une structure sonore complexe. Le charme de la musique vient de la connexion que ces œuvres créent avec des sensibilités humaines d'autres temps et lieux. […] La musique nous connecte avec les autres, même lorsqu'ils ne sont plus là depuis bien longtemps, ou qu'ils vivent dans des contrées où nous n'irons peut-être jamais.
Ce pouvoir de la musique est accessible à tous. C'est une chance pour une espèce dont la survie dépend entièrement de sa capacité à collaborer avec les autres. Des milliards de neurones ont été dédiés durant l'évolution à la réalisation de cet objectif social. La musique contribue au façonnage de ces neurones en établissant dès l'aube de la vie un cercle vertueux d'interactions entre les régions cérébrales cognitives qui traitent les informations extérieures et celles qui modulent les états émotionnels, la motivation et les sensations de plaisir-déplaisir. » (pp. 210-211)
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