En septembre 2022 le monde entier a appris qu'une jeune fille iranienne, Mahsa (Jina) Amini, avait été tuée à coups de matraque par la police des mœurs pour avoir porté son voile de façon inconvenante, et que cet assassinat a entraîné une vague de protestations non sans relation avec l'origine kurde de la victime, ainsi que le surgissement de la devise de ralliement assonante : « Femme ! Vie ! Liberté ! » qui est parvenue jusqu'à nous, calligraphiée et assortie d'émouvants dessins, grâce aux réseaux sociaux. Une certaine partie de l'opinion internationale a vu dans ces protestations des manifestations féministes, confortée par la diffusion en ligne de vidéos de jeunes femmes bravant les forces de l'ordre en ôtant leur voile voire en le brûlant ; quelques observateurs se sont concentrés sur le côté régionaliste et ethnique du mouvement de solidarité envers la famille de la victime. Mais rares sont ceux qui ont simplement pu mesurer la durée des actions de colère populaire, l'intensité de la tension sociale qu'elles sous-tendaient et leur capillarité : jusqu'à une dizaine de désordres par jour, en simultané dans plusieurs villes d'Iran, la violence de la réaction des pouvoirs publics – incarcérations, confessions forcées et exécutions de masse : plusieurs centaines de victimes et des milliers de disparus, l'ampleur du mécontentement de l'ensemble de la population et le degré de délégitimation de la République islamique dans son ensemble. L'échelle à laquelle se déploient ces événements conduit l'autrice à les qualifier de « soulèvement révolutionnaire en Iran ». Or si dans la précédente décennie nous avons assisté aux Printemps arabes, l'Iran a connu plusieurs soulèvements révolutionnaires dans son histoire récente, à commencer par la Révolution islamique de 1978-1979, et autant d'épisodes de répressions étatiques violentes. En particulier, on peut rappeler les massacres des prisons en 1988 – lorsque la mère de l'autrice, détenue politique en fin de peine, fut elle-même assassinée –, des révoltes étudiantes étouffées en 1999, des manifestations de masse dénonçant une fraude électorale en 2009 – lors de la réélection de Mahmoud Ahmadinejad –, des protestations en 2019 déclenchées par la hausse de la taxe sur l'essence. En somme, une périodicité presque exactement décennale.
Par conséquent, la démarche de l'autrice consiste à chroniquer les émeutes iraniennes de l'automne 2022 de façon presque quotidienne, avec une entrée datée qui intitule chaque chapitre, entre le 15 septembre 2022 et le 11 février 2023, tout en les accompagnant d'une mise en perspective thématique qui examine ponctuellement les analogies ou bien les originalités vis-à-vis des mouvements de contestation précédents. Il en ressort un cadre extrêmement précis de la situation actuelle du pouvoir iranien dans son évolution historique depuis la Révolution islamique. Cette situation met en évidence un régime extrêmement fragilisé, totalement discrédité, ne survivant que par la tyrannie, la répression féroce, la corruption et le népotisme généralisés. Le cadre de la nation tyrannisée, de son côté, révèle les drames d'une extrême violence politique et militaire – notamment à cause de l'invasion irakienne, et d'une condition économique désastreuse à cause des sanctions occidentales. Cependant, dans une analyse fondée sur le choix de rendre la voix aux victimes, dont une liste impressionnante de noms sur six pages entières représente les dédicataires de l'ouvrage et sa fin, les horreurs se succèdent qui ne permettent de présager sur l'éventualité du succès du mouvement révolutionnaire ou de sa simple survie à l'oppression.
Cit. :
1. « Les réussites de la République islamique ont détruit les lignes de divisions sociales et culturelles qu'elle avait politisées en un ciment idéologique de son pouvoir, en faisant de l'islam politique le défenseur des 'mostazafan', des déshérités. Les échecs de la République islamique ont eux aussi contribué à cette transition sociale et culturelle. Le chômage, la précarisation du travail, l'augmentation des inégalités et le marasme économique ont déplacé les clivages. Les ressentiments et les expériences d'injustices n'opposent plus les classes laborieuses et pieuses aux classes moyennes occidentalisés, mais une population tirée vers le bas à ses nouvelles élites, matériellement et idéologiquement déconnectées. Ce mouvement de fond est parfaitement figuré dans le renversement de la "position symbolique" de la jeunesse pauvre, et particulièrement des jeunes hommes pauvres. Ceux-ci faisaient l'objet d'une vénération après 1979 : le romantisme révolutionnaire et patriotique célébrait les damnés de la terre, les jeunes hommes déshérités comme les véritables protagonistes de l'histoire, héros de la révolution islamique puis de la guerre Iran-Irak. » (p. 19)
2. « Même après l'ordre de cessez-le-feu donné par le président Bani Sadr après l'invasion irakienne de l'Iran à l'automne 1980, le Sepah poursuivait sa politique brutale de contre-insurrection. Tout au long de la guerre meurtrière qui opposa l'Iran à l'Irak jusqu'en 1988, et dans les années qui suivirent, le conflit au Kurdistan se poursuivit en basse intensité, à travers des attaques sporadiques et une résistance armée des peshmergas, qui trouvèrent refuge de l'autre côté de la frontière dès le milieu des années 1980. En 2022, les racines de cette résistance armée sont encore vivantes, tandis que l’État a rétabli au Kurdistan iranien une paix glacée en maintenant le sous-développement économique, des niveaux très élevés d'incarcérations, d'exécutions, de chômage, une répression meurtrière contre ceux qui pratiquent la contrebande de survie (les 'kolbar'), l'interdiction de l'enseignement de la langue kurde dans les écoles... Les réseaux d'information, d'entraide et d'action du PJAK du Komala et du Parti démocratique du Kurdistan survivent sous la glace au sein des villes et des campagnes. » (p. 60)
3. « Beaucoup d'observateurs renvoient le féminisme iranien à un féminisme islamiste ou un mouvement prodémocratique des classes moyennes urbaines, mais la réalité du terrain et les reconfigurations du mouvement sont tout autres. Passée sous radar, sa dimension intersectionnelle éclate au grand jour dans le basculement révolutionnaire actuel et donne des clés pour le comprendre.
Quoi qu'il devienne, ce basculement a rendu visible l'effondrement définitif (sans doute progressif et antérieur) de ce qui a fondé les rapports entre société et État dans l'Iran postrévolutionnaire : la coïncidence entre identité iranienne et identité républicaine islamique, la légitimité institutionnelle du pouvoir, la possibilité d'une participation politique dans le respect des lignes rouges. Le mouvement féministe iranien, qui a eu la force de survivre, même éclaté, à ses apparentes liquidations, comme survivent l'hiver les animaux à sang froid, a nourri le bouleversement politique qui pulvérise enfin les contradictions substantielles dans lesquelles il était enfermé depuis trois décennies au moins. » (p. 88)
4. « À partir de 2010, le soulèvement vert fut décapité par le haut, ses dirigeants Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi ayant été placés en résidence surveillée, où ils se trouvent toujours. Il fut aussi écrasé par le bas : des personnes non seulement actives dans le soulèvement, mais aussi repérées et surveillées à travers toutes sortes d'activités associatives les années précédentes furent arrêtées. Cependant, face à la contestation, le pouvoir ne s'est pas uniquement fondé sur la répression : il a mobilisé une base idéologique et une clientèle électorale, cultivées par des politiques de redistribution des richesses du pétrole iranien en subsides, et un discours anticorruption, antiélite. Or c'est cette base populaire que l’État iranien a perdue en 2022.
Le mouvement vert a constitué un apogée de l'espoir réformiste, derrière lequel se sont unis tous les acteurs et les actrices contestataires du pays, y compris les héritiers de mouvements qui savaient les limites et les paradoxes de la réforme pour en avoir subi, au cours des années 2000, les désillusions. […] Or la déferlante la plus massive de cette vague politique, porteuse d'une promesse de changement inégalée, s'est brisée sur une réaction répressive de conservation, toutes milices dehors, qui a confronté la génération de 2009, et celles et ceux qui ont suivi ses aspirations, à ce qui était volontairement oublié, laissé de côté, considéré comme non pertinent ou non opportun : une violence d’État structurée, tentaculaire, multidimensionnelle, construite sur une politique de la cruauté au service d'une théocratie qui ne compte ni partager le pouvoir, ni en démocratiser l'exercice, ni en dévier la ligne idéologique qui est la volonté de Dieu. » (pp. 98-99)
5. « Le jour de son procès [… le chanteur engagé Toomaj Salehi] ne s'est pas présenté au tribunal, mais a publié sur les réseaux sociaux, à l'heure prévue de l'audience, un nouveau clip, "Corde de potence", consacré aux crimes d’État de la République islamique : "Je le jure sur le vol PS 752 / Je le jure sur ces 1500 fleurs sanglantes dans un panier [les victimes de la révolte d'âban (novembre 2019)] / Je le jure sur le pays, sur cette prison à perpétuité / Et on peut remonter le temps jusqu'au massacre de Khavaran."
Depuis, c'est dans la clandestinité que Toomaj célèbre la révolte ; en septembre [2022] il a publié le clip "Champ de bataille". Ses vidéos précédentes se distinguent par des mises en scène et des tournages soignés, la créativité artistique et les conditions de possibilité de sa mise en œuvre en Iran étant autant de démonstrations de force contre le pouvoir. Ce dernier clip est différent : il est constitué d'images prises par les manifestants. Son héros n'est plus le chanteur, pieds nus, projectile au cou, mais le peuple iranien dans son unité inédite :
"C'est le champ de bataille,
viens, car quelle que soit ta couleur,
sans toi il manque quelque chose.
Ne nous appelez pas 'révoltés', on est là pour la révolution.
Arabe, Assyrien, Turkmène, Mazandarani, Sistani,
Baloutche, Talesi, Tat, Azéri,
Kurde, Gilaki, Lor, Farsi, Ghashghai,
nous sommes l'union des fleuves, nous sommes la mer.
Athlète et artiste, vendeur de rue et homme d'affaires,
enseignant et étudiant, ingénieur et ouvrier,
on va rendre sourd le dictateur au cri de 'Femme Vie Liberté'". » (pp. 190-191)
6. « Vivant dans cette menace et ce soupçon, on s'atomise, on se sépare les uns des autres pour tenter de se rebâtir des mondes chacun chez soi. Fabriquer une société où les gens peuvent être parfaitement indifférents au sort des uns et des autres, comme dans le Luna Park de mon enfance, n'est pas une chose simple ; cela demande de grands efforts. En Iran, ceux-ci passent définitivement par le spectacle des exécutions et des confessions forcées. Il n'est pas essentiel que les condamnés le soient pour des raisons politiques. Les prisonniers de droit commun, condamnés en majorité dans des affaires de drogue, sont eux aussi exécutés à des rythmes étourdissants. Pres de cent personnes seront pendues en janvier et février 2023. Répéter le spectacle jusqu'à ce que la dernière personne solidaire, empathique tourne le dos : voilà la stratégie. Mon grand-père raconte dans ses mémoires que le plus difficile à supporter, à l'annonce de l'exécution de ma tante Fataneh, sa fille, fut de voir la foule faisant la queue devant les portes de la prison se détourner à son passage, "fondant comme neige au soleil". Le soudain isolement vécu par les familles montre comment la République islamique a cimenté son pouvoir à travers une ingénierie des affects : indifférence, défiance, répulsion.
Aujourd'hui, au contraire, les Iraniens répondent au spectacle du pouvoir par une phrase de ralliement : "Ne le dis pas à maman." Comme les "Mères qui demandent justice" en 2019, ils font du pathétique une arme. Un monde de liens sensibles s'ouvre, un monde de résistance affective où chacun cherche à protéger l'autre. Les Iraniens et les Iraniennes s'invitent dans l'intimité d'une famille et affirment une politique de l'attachement. Quand Mohammed Mehdi est exécuté, une phrase apparaît sur les murs :"Maman l'a su". » (pp. 258-259)
7. « Depuis la reconstruction après guerre [1988], ce corps [le Sepah] a transformé une partie de sa puissance administrative et guerrière en puissance économique. Aux commandes des institutions publiques, de fonds de pensions et des richissimes fondations publiques issues de la confiscation des biens des élites du Shah, les membres du Sepah ont mis en œuvre les politiques de privatisation – menées par les réformistes, achevées sous Ahmadinejad – dans leur intérêt personnel et celui de leurs proches et clientèles. Si bien qu'ils se sont progressivement retrouvés en possession de la majeure partie des usines, plages, forêts, raffineries, réseaux de télécommunications, barrages... Le clergé dirigeant, les technocrates et en particulier les affiliés au Bureau du Guide suprême ont fait de même, complétant un système de prédation économique qui nourrit et gonfle le pouvoir du Sepah. Or cette prédation économique n'implique pas seulement de faire main basse sur les ressources : le rapport entre le chasseur et sa proie, le modèle de la chasse à l'homme et la relation asymétrique de pouvoir qui le constituent sont la matrice du système économique en Iran. » (p. 286)
8. « Les revendications minimales [publiées dans une charte par vingt syndicats et associations indépendants le 10 février 2023] sont au nombre de douze.
1. Libération des prisonniers politiques. 2. Liberté d'expression et associative. 3. Abolition de la peine de mort, de la loi du talion et de la torture. 4. Établissement immédiat de l'égalité des droits entre les femmes et les hommes – et cela dans tous les domaines, politiques, économiques, sociaux, culturels, familiaux ; abolition immédiate de toutes les lois et formes d'exclusion en raison des appartenances sexuelles, reconnaissance de la société arc-en-ciel LGBTQI+ ; […] 5. Non-intervention de la religion dans les lois politiques. 6. Protection de l'emploi et conclusion d'accords syndicaux avec des représentants indépendants. 7. Fin des ségrégations légales régionales, nationales et religieuses, et respect des droits linguistiques et culturels. 8. Suppression des organes de répression. 9. Confiscation des biens accaparés par les agents publics et parapublics. 10. Fin de la destruction de l'environnement, mise en œuvre d'une politique de reconstruction environnementale et nationalisation des espaces naturels privatisés. 11. Interdiction du travail des enfants, création d'une assurance chômage et gratuité de l'enseignement. 12. Normalisation des relations internationales et interdiction des armes atomiques. » (pp. 302-303)
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