Je suis en train de lire à rebours les ouvrages autobiographiques de Goliarda Sapienza. Si _Les certitudes du doute_ donne de l'expérience carcérale de l'autrice la vision idyllique d'un lieu béni d'épanouissement de soi, de protection contre la violence (capitaliste) du « dehors », d'émancipation intellectuelle – cf. la métaphore de l'université du titre – notamment grâce à la présence des détenues « politiques », et enfin d'éclosion de sublimes sentiments amoureux (lesbiens), ce texte chronologiquement précédent dément presque complètement cette vision. Par une description formidablement précise, documentaire, cinématographique du milieu carcéral à l'époque de la célèbre réforme ainsi que du vécu de la protagoniste, depuis le trajet vers le centre pénitentiaire accompagnée par deux carabiniers dont « la senteur métallique des boucles de ceinturon » lui renvoie le souvenir d'une peur semblable vécue « du temps des Allemands », jusqu'à un excipit où on l'aperçoit sur le point de saisir du papier et un stylo dans la même cellule que Roberta qui n'éveille encore chez elle aucun amour conscient, le lecteur est témoin de toute l'évolution de la prisonnière, au fil du temps. Elle est d'abord submergée par l'horreur de se trouver dans un milieu physiquement hostile, psychologiquement éprouvant à l'extrême, hébétée par toute sorte d'incompréhensions, à peine consciente de devoir se faire une place au milieu de femmes dont elle parvient avec la plus grande difficulté à déchiffrer les comportements, voire même seulement à comprendre le langage, se sentant constamment épiée sans aucune bienveillance, mise à l'épreuve jusque dans la violence corporelle... La saleté et le vacarme règnent, le dégoût et l'incompréhension sont ses sentiments constants, au milieu desquels les réflexions de l'héroïne commencent par être extraordinairement abstraites et assez décalées. La galerie des personnages est d'abord grotesque et terrifiante, presque caricaturale. Puis, progressivement, ils s'humanisent, et vers la moitié du texte, les sentiments des autres commencent à lui apparaître ou plutôt à lui devenir intelligibles, lorsque Goliarda est appelée par son prénom pour la première fois, à être défendue par ses compagnes de cellule, que celles-ci commencent à être « vues » par elle comme des personnes dotées de traits attirants (Marrò) ou laids (Annunciazione), mais assurément féminins. Puis, vers les trois quarts du récit seulement, Goliarda est conviée dans le cercle des femmes qui « lui ressemblent », des « politiques » principalement ainsi que la sublime Suzie Wong, esthète trafiquante internationale de drogue, avec lesquelles elle peut dialoguer car elle a été à même de reconnaître l'existence d'un langage commun. Enfin, ce n'est qu'à quelques dizaines de pages de la fin du livre que Goliarda, avec quelques hésitations et regrets, prend la décision d'accepter de changer de cellule, de partager celle de Roberta et de Barbara, dont la première sera la protagoniste de l'histoire d'amour relatée dans l'ouvrage suivant.
Nous savons que ce livre reçut un accueil très favorable à sa parution. Si quelques passages de critique sociale sévère y sont présents, y compris à l'égard de la réforme carcérale, le caractère scandaleux est presque totalement absent (à peine peut-être quelques paragraphes sur l'érotisme et la non-condamnation des drogues). Je présume que la raison d'un tel succès réside dans son formidable réalisme, servi par un style percutant, sensible et moderne. La traduction est particulièrement talentueuse, surtout dans les dialogues qui rendent bien le niveau de non-correction linguistique de certains personnages et « d'inintelligibilité décroissante » pour la narratrice au fil des pages...
Cit. :
1. « Les détenues elles-mêmes, moi comprise, sont des agents inconscients du génie de la centrifugeuse, comme à l'extérieur le sont tous les citoyens. Sauf que dehors tout est plus caché. Parfois on met des années à découvrir, pour donner des exemples, qu'un réalisateur extraordinaire, un acteur irrésistible entièrement voué à son art, un brillant journaliste, ne sont que les agents inconscients du génie de la centrifugeuse sociale.
Le Capital ne s'appuie plus sur les guerres au nom de la Patrie, mais sur la persuasion démocratique, véritable bombe atomique réduisant à zéro toutes les différences. On le sait. Ça nous convient, à nous, organismes anciens enfermés dans des enveloppes préindustrielles, cette prison où du moins la guerre est encore une confrontation individuelle, un corps à corps à la baïonnette ou au poignard. Que tenait dans son poing gauche plongé dans sa poche ma James Dean ? Plus tard, bien plus tard, je le sus : une simple petite lame pour balafrer. C'était là la façon de s'affirmer dans la vie de ma petite James Dean. Par la suite, intriguée – désormais notre accrochage était chose du passé (ce sont ses termes) – je lui demandai : "Comment fais-tu pour la garder avec toi avec toutes les fouilles qu'il y a ici ?" Et elle, avec un grand sourire tout en chevauchement de fortes dents, me chuchota vivement : "Eh ! C'est ça qui est fortiche !" » (p. 75)
2. « Dehors, après des décennies d'appels fondés sur la notion abstraite de liberté, d'abolition des classes, sur le droit de tous à tout avoir, est-ce que ce ne sont pas eux justement – les agents imprudents de ces idées – qui isolent, mettent en prison et poussent au suicide le peu de disciples acquis à leurs idéaux ? Au premier avertissement, à la première menace de se voir enlever le pain de la bouche, ils se sont retirés en reniant tout ce qu'ils avaient dit, tout ce à quoi ils avaient hautement appelé pendant des années, peut-être juste pour le plaisir de se croire révolutionnaires.
Et le soupçon me vient aussi que ces professeurs d'utopie ont parlé avec la conviction, dans leur misanthropie, de n'être pas écoutés par la foule qui, on le sait, n'était pour eux que foule écervelée. Maintenant, se repentant de ce qu'ils considèrent comme une erreur de jeunesse, ils font amende honorable en niant tout : "Nous étions dans un amphithéâtre d'université, les enfants ! Pas dans le réel ! La réalité est différente, ne plaisantons pas !" Mais la graine a été semée bien avant votre avènement à vous, petits transformistes de cirque. Elle peut peiner à s'ouvrir un chemin parmi des couches de feuilles mortes mais avec le temps elle plante ses racines. » (p. 119)
3. « J'ai débarqué dans le royaume du "tout est possible" (violences, abandons, contradictions), fondé sur la conscience profonde de chacune d'être "désormais perdue" à jamais pour les lois qui régissent la vie du dehors. De fait, quand on met le pied sur le rivage du "tout est perdu", n'est-ce pas justement alors que surgit la liberté absolue ? Que pourrait-on vous faire de plus que vous garder enfermée – chose qu'on fait déjà – ou vous regarder avec mépris – chose qu'on fait déjà aussi ? Une fois franchi le mur de ce qu'à l'intérieur de nous-mêmes nous concevons comme licite, le sol sauvage des passions interdites s'ouvre tout grand devant nous, immense prairie que nul ne peut plus surveiller.
[…]
Ici les échelles de valeurs de chacun se manifestent avec une clarté absolue, et il n'y a pas moyen de cacher aux autres, et encore moins à nous-mêmes, notre nature. Cela m'éclaire enfin sur la vraie raison de la terreur que nous avons tous de la prison : nous savons ataviquement que là-dedans il ne nous sera plus possible de faire tenir debout la "construction idéale" que nous-mêmes, aidés par la culture, l'argent, les bonnes manières, nous nous sommes soigneusement édifiée dehors. Ici revient en vigueur, souveraine, la sélection naturelle. » (pp. 132-133)
4. [Roberta :] « - Merde, comment vivrait toute la masse de travailleurs engagés dans l'industrie carcérale qui va des juges aux avocats, aux assistantes sociales, aux médecins, aux gardiens ? Sans oublier les receleurs, et cætera ? Et la la presse ? Comment vivrait la presse dans ce système de profit, de spectacle : produit délicieux qui se vend au plus haut prix ? Pourvu qu'on vende encore et encore et avec toujours plus de profit, maintenant qu'on a épuisé toutes les émotions sentimentales ou pathétiques d'autrefois, il ne reste plus que l'assassinat pour secouer la carcasse émotionnelle d'individus blasés. Et ainsi aujourd'hui seule la vraie mort divulguée à la télévision donne quelques émotions à la masse qui – après un travail inhumain juste pour survivre – va au cinéma ou s'assied devant la télé...
[…]
[Barbara] – Écoute, j'ai compris, Roberta, ça ne sert à rien de continuer à me passer un savon... On dirait ma mère. Je ne veux rien avoir à faire avec la politique, moi, et pas parce que je n'ai pas de conscience de classe, comme tu veux le suggérer à nos camarades ici présentes, mais parce que j'ai peur, tu comprends ? J'ai peur de ces prisons spéciales, comment faut-il te le dire ?... Bon, ça va, admettons que c'est comme tu dis. Et vu qu'on a parlé de la presse, moi, je ne lis que la page des spectacles et je me fous de la politique. […] Et puis vous, les politiques, vous êtes vraiment convaincus de ne pas faire vous aussi "du spectacle" ?
- Nous, nous l'instrumentalisons, le spectacle, Barbara !
- Tu en es sûre ?
- Les faits parlent clairement.
- Pour l'instant peut-être. Mais avec le temps ce seront eux qui vous utiliseront et vous auront à l'usure, pour utiliser tes mots.
- Non, putain.
- On verra ! » (pp. 152-153)
5. « Parce que, en dépit de ce qu'on veut penser au-dehors pour étouffer le remords de la conscience démocratique, toutes ces filles toxicomanes sont les plus profondes, sensibles et réfractaires à l'éternelle violence qui a repris le dessus dans notre société. Chercheraient-elles leur propre anéantissement pour ne pas être contraintes à mettre en acte elles aussi cette violence ?
Je les vois enfin, ces démons modernes. À part Ornella, qui sûrement s'en sortira, les cellules sont pleines de ces douces créatures abandonnées dans les coins à lutter avec les fantômes de l'abstinence. Plus que des démons, elles rappellent les premiers chrétiens, résignés à mourir plutôt que de sortir de leur rêve d'amour et de béatitude. » (pp. 195-196)
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