Le père de Xiao Fei était un lettré, et sa famille a vécu confortablement et paisiblement jusqu'à l'avènement de la Révolution culturelle. Elle a alors été expulsée de sa maison, pour intégrer un misérable logement au sein d'un lilong -quartier fermé typique de Shanghai-, où il est décédé peu de temps après. Depuis, Xiao Fei y vit avec sa Vieille mère, ses deux sœurs, charmantes et de nature joyeuse, et un neveu accro aux jeux vidéo.
Habiter un lilong, c'est subir la vétusté, l'insalubrité, et la promiscuité, mais c'est aussi pouvoir compter sur la solidarité de ses voisins, et entretenir les souvenirs attachés aux lieux.
Toujours est-il que la destruction du quartier est prévue pour bientôt. La municipalité a assuré ses habitants qu'ils seraient relogés dans des appartements plus grands, au confort moderne, mais ces belles promesses tardent à se concrétiser...
Xiao Fei, autour duquel tourne le roman, est un individu perpétuellement insatisfait, qui vit dans l'amertume et les regrets. Il se languit d'une Chine d'érudits polyglottes et de sages philosophes. Il rêve de raffinement, d'élévation intellectuelle, mais ne se donne pas les moyens de réaliser ses ambitieux projets, paralysé par une constante indécision, plombé par une apathie quasiment maladive. Il supporte difficilement le comportement de la jeune génération, qu'il juge trop libre, et arborant des tenues trop dévergondées.
Il se pose en victime, et sans doute l'est-il en effet...
Héritier d'une culture considérée comme obsolète, il a reçu un enseignement inadapté à la vie moderne, et se sent décalé vis-à-vis des mutations qui bouleversent la société chinoise. Nostalgique d'un temps où la grandeur se mesurait au savoir, il n'a pas les moyens de se faire une place dans le nouveau monde, libéral et trépidant, qui se construit sous ses yeux.
Car l'opposition entre la Chine d'hier et celle d'aujourd'hui est tangible : Shanghai se pare, de manière irréversible, et parfois à quelques mètres des quartiers traditionnels dont les habitations sont faites de bric et de broc, d'étincelantes tours de verre, signes ostentatoires de richesse et de modernité.
Les tentatives de Xiao Fei pour prendre du recul vis-à-vis de sa situation, en s'essayant à une sagesse méditative, échouent : les soucis matériels, et ses préoccupations triviales -comme celle qui consiste à vouloir absolument épater sa cousine venue des États-Unis pour apprendre le chinois-, en s'imposant à lui, le ramènent constamment à sa piètre condition.
"Dix yuans un kilo de concombres" est un roman de la Chine d'aujourd'hui. Une chine post Mao, post révolution culturelle, qui mute, avec une précipitation effrénée, vers une économie de marché inique, en donnant l'impression de vouloir fouler, dans cet irrépressible élan, ses traditions et son identité séculaires.
Si le roman comporte quelques longueurs -dues à la personnalité de son héros, dont les tâtonnements et l'inertie donne le sentiment que l'histoire, parfois, tourne en rond-, j'ai dans l'ensemble apprécié cette lecture, et me suis attachée aux habitants du lilong, humbles individus écrasés par le rouleau compresseur du capitalisme...
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