Nuit ouverte
Editions Flammarion
Elise, comédienne célèbre, est une femme lucide sur le choix de son métier ("Rêver de gloire est rêver d'équilibres instables et vouloir qu'ils ne le soient pas" ) . Et on lui propose d'interpréter le rôle de Regina Jonas , première femme rabbin en 1935, morte à Auschwitz, dont l'existence a été découverte en 1991 dans les archives de Berlin Est.
Quelque temps auparavant, elle avait été contactée par un membre de sa famille, son grand-oncle, quelque peu occulté de l'histoire familiale . Les côtés obscurs de cette histoire, il va les lui révéler. Brièvement, la collaboration active de cette famille de producteurs de champagne pendant l'occupation.
Dans la première partie de ce roman Clémence Boulouque fait alterner, au fil des chapitres, les souvenirs du grand oncle et le bref récit de la vie de Regina Jonas.
La deuxième partie est centrée sur l'actrice, qui veut absolument ce rôle:
"Je n'avais rien pour arracher ce rôle, mais je ne voulais le laisser à personne. On les expie comme on peut, les culpabilités ...."
Le thème de la culpabilité familiale, que l'on trouvait déjà bien sûr dans le beau récit, La fille du juge, du suicide de son père.
C'est un texte très poignant, très réfléchi, et un très beau livre.
Un extrait de la fin:
"Je ne me protège plus des souvenirs qui sont les miens, de ceux qui ne le sont pas tout à fait, ou pas du tout. Je les écris, en hommage à Regina, parce qu'elle a porté haut la vie, à grand coeur.
Se retourner sur un être juste fait de vous juste un être. Juste un être fragile, digne de tristesse, qui ne vaincra jamais sa peur du noir, qui s'écorche en aimant, un enfant de lâches ou d'imbéciles qui tente de ne pas leur ressembler, et qui est capable de faire du bien quand cela ne rapporte rien. La paume d'une main sur un front brûlant, voilà ce qu'offrent ces justes.
Ils ne guérissent rien, mais soulagent le monde en braises.
Avoir le souvenir de l'un d'eux, auquel se raccrocher. C'est peut être ce qui a manqué à André: il sait qu'ils existent, mais ne parle, même en rêve, avec aucun.
En comprenant cette femme, j'ai fait la paix avec les miens,mes méprisables.
J'ai compris que Regina était aussi une de mes ancêtres: dans nos filiations, ce n'est pas toujours de sang qu'il s'agit. Pour ne pas condamner ceux qui ne peuvent avoir de descendance, il est dit dans le Talmud que les élèves sont comme des enfants. J'ai appris d'elle, beaucoup.
Sans doute faut-il, pour aimer la vie, être tendre avec ses morts. Car les morts nous ouvrent le coeur.
....
Il me faut parler d'elle, confier qu'une lumière en rai, est venue claquer à mes tempes. Et davantage encore, car un rai, souvent, s'évanouit dans la poussière, la poussière qui mange même le soleil et les astres, tous les astres.
Le monde a brulé ses paupières, à elle, Regina Jonas. Ses yeux ne peuvent plus se fermer. Elle me regarde, sans doute. Nous sommes observés, à la dérobée, par nos défunts, ceux de notre sang et ceux de nos choix. Les morts dont nous nous souvenons, même un instant, ne nous quittent plus. Prononcer leur nom, c'est leur offrir notre bras. Se souvenir d'un juste, et sentir son souffle.
Elle m'accompagne, c'est tout.
Regina Jonas.
Je l'écris.
Elle est là.
Et je prie. Moi, qui ne crois pas."
Et le livre s'achève par cette phrase de Paul Celan :
"Et la nuit s'est ouverte et elle est restée déclose."
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