Hormis l'histoire intellectuelle au sens strict et l'histoire des théories philosophiques, il m'a toujours paru très avantageux, dans tous les cas, d'associer l'étude de la philosophie à celle de l'Histoire. Il en est ainsi dans ce grand classique que j'ai beaucoup tardé à prendre en main. Deux évolutions survenues à l'âge classique (XVIIe – XVIIIe s.) : les réformes judiciaires qui, partout en Europe suite à Beccaria, visent à transformer la sanction pénale du supplice du corps du criminel à la réhabilitation de son âme, et une invention architecturale due à Bentham, le Panopticon, qui permet de surveiller un grand nombre de détenus simultanément et sans être aperçu, donnent naissance à la prison moderne, et par là même elles révolutionnent dorénavant l'esprit et la pratique de l'exercice du pouvoir et de la domination, par la généralisation de la notion de « discipline », héritée des ordres monastiques, appliquée et diffusée dans tous les domaines de la société : en particulier à l'école, à l'armée, à l'atelier, à l'hôpital et naturellement dans le judiciaire.
Les philosophes du droit des Lumières préconisaient l'abolition de l'aspect spectaculaire des punitions, de leur côté inhumain, cruel et arbitraire, ils aspiraient à justifier les peines à l'aune de leur utilité pour la resocialisation du criminel par le travail, la morale et l'hygiène de vie. Mais leur démarche s'inscrit dans une autre tendance historique lourde : celle de la surveillance des masses, de la normalisation des comportements par la sanction, de leur adaptation par la domination (« dressement ») à une rationalisation de la production, de l'apprentissage, de la guerre au moindre coût et moindre risque de rébellion, et enfin de la production d'un savoir sur l'humain conforme au pouvoir et de la standardisation de telles connaissances avec la diffusion de l'examen. Si les peines deviennent plus douces, la punition se généralise, et c'est l'omniprésence de la détention dans les prisons modernes, fondées sur la « cellule », bien que des études très précoces – pratiquement contemporaines de la réalisation du judiciaire « tout-prison » dès la première moitié du XIXe s. – montrent ce que l'on dénonce aujourd'hui aussi : la prison crée la récidive, elle transforme le délinquant occasionnel en professionnel du crime, le régime carcéral hors du tribunal tend à moduler la peine selon la personne du criminel et son statut social plutôt que selon la gravité du crime et sa nuisance pour la société. Mais Foucault va plus loin : le carcéral, exercice de la discipline par excellence et pour l'exemple, tout en rendant les corps « dociles et utiles », crée la délinquance voire une figure spécifique du délinquant, en sélectionnant parmi les illégalismes ceux qui sont le plus conformes au dessein général du pouvoir : le contrôle maximum et la manipulation des forces sociales par la discipline. S'il vivait aujourd'hui, il trouverait une confirmation de sa thèse dans les nouvelles formes de surveillance ainsi que dans le nouveau discours sur la sécurité...
Tout cela est démontré, par une profusion de textes divers qui parfois versent dans le sordide, uniquement comme une archéologie de cette métamorphose caractérisant la modernité, c'est-à-dire par des textes du XVIIe, XVIIIe et de la première moitié du XIXe s. : l'ouvrage se clôt assez brutalement, sans un point, comme saisi par l'immensité de l'évocation de ses derniers mots : « il faut entendre le grondement de la bataille », par la note suivante : « J'interromps ici ce livre qui doit servir d'arrière-plan historique à diverses études sur le pouvoir de normalisation et la formation du savoir dans la société moderne. »
Et en effet la frustration est constante, durant la lecture, de rechercher des clés d'interprétation des réalités contemporaines, a minima par analogie, alors que le texte apporte toujours un grand soin à cadrer sa démonstration dans le strict respect du contexte thématique et historique. Les innombrables commentateurs et tous ceux qui citent cet ouvrage ne se sont pas privés de faire le saut (et mes cit. ci-dessous ne font pas exception) au point que je n'avais pas du tout imaginé que cet essai était un livre d'Histoire...
Cit. :
1. « Mais le corps est aussi directement plongé dans un champ politique ; les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate ; ils l'investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l'astreignent à des travaux, l'obligent à des cérémonies, exigent de lui des signes. Cet investissement politique du corps est lié, selon des relations complexes et réciproques, à son utilisation économique ; c'est, pour une bonne part, comme force de production que le corps est investi de rapports de pouvoir et de domination ; mais en retour sa constitution comme force de travail n'est possible que s'il est pris dans un système d'assujettissement (où le besoin est aussi un instrument politique soigneusement aménagé, calculé et utilisé) ; le corps ne devient force utile que s'il est à la fois corps productif et corps assujetti. » (p. 34)
2. « Dans la vengeance du souverain, celle du peuple était appelée à se glisser. Non point qu'elle en soit le fondement et que le roi ait à traduire à sa manière la vindicte du peuple ; c'est plutôt que le peuple a à apporter son concours au roi quand celui-ci entreprend de se "venger de ses ennemis", même et surtout lorsque ces ennemis sont au milieu du peuple. Il y a un peu comme un "service d'échafaud" que le peuple doit à la vengeance du roi. » (p. 71)
3. « […] tout cela conduit également à une objectivation des criminels et des crimes. Dans les deux cas, on voit que le rapport de pouvoir qui sous-tend l'exercice de la punition commence à se doubler d'une relation d'objet dans laquelle se trouvent pris non seulement le crime comme fait à établir selon des normes communes, mais le criminel comme individu à connaître selon des critères spécifiques. » (p. 120-121)
4. « Une "anatomie politique", qui est aussi bien une "mécanique du pouvoir", est en train de naître ; elle définit comment on pet avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu'ils fassent ce qu'on désire, mais pour qu'ils opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l'efficacité qu'on détermine. La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés, des corps "dociles". La discipline majore les forces du corps (en termes économiques d'utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d'obéissance). D'un mot : elle dissocie le pouvoir du corps ; […] Si l'exploitation économique sépare la force et le produit du travail, disons que la coercition disciplinaire établit dans le corps la lien contraignant entre une aptitude majorée et une domination accrue. » (p. 162)
5. « À l'atelier, à l'école, à l'armée sévit toute une micropénalité du temps (retards, absences, interruption des tâches), de l'activité (inattention, négligence, manque de zèle), de la manière d'être (impolitesse, désobéissance), des discours (bavardage, insolence), du corps (attitudes "incorrectes", gestes non conformes, malpropreté), de la sexualité (immodestie, indécence). En même temps est utilisée, à titre de punitions, toute une série de procédés subtils, allant du châtiment physique léger, à des privations mineures et à de petites humiliations. Il s'agit à la fois de rendre pénalisables les fractions les plus ténues de la conduite, et de donner une fonction punitive aux éléments en apparence indifférents de l'appareil disciplinaire : à la limite, que tout puisse servir à punir la moindre chose ; que le sujet se trouve pris dans une universalité punissable-punissante. » (p. 210)
6. « Le moment où on est passé de mécanismes historico-rituels de formation de l'individualité à des mécanismes scientifico-disciplinaires, où le normal a pris la relève de l'ancestral, et la mesure la place du statut, substituant ainsi à l'individualité de l'homme mémorable celle de l'homme calculable, ce moment où les sciences de l'homme sont devenues possibles, c'est celui où furent mises en œuvre une nouvelle technologie du pouvoir et une autre anatomie politique du corps. » (pp. 226-227)
7. « Si le décollage économique de l'Occident a commencé avec les procédés qui ont permis l'accumulation du capital, on peut dire, peut-être, que les méthodes pour gérer l'accumulation des hommes ont permis un décollage politique par rapport à des formes de pouvoir traditionnelles, rituelles, coûteuses, violentes, et qui, bientôt tombées en désuétude, ont été relayées par toute une technologie fine et calculée de l'assujettissement. » (p. 257)
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