Philip Roth a le truc...
Le truc qui fait qu'à chaque fois que j'entame un de ses romans, je suis immédiatement intriguée, intéressée...
Le truc qui fait qu'à chaque fois je me dis : "Bon sang, ce que ça fait plaisir de retrouver ce bon vieux Philip !"...
Je crois que cela tient en partie à sa façon d'analyser les événements et les individus, en les examinant à partir de différents points de vue, en faisant preuve de curiosité, en pratiquant un questionnement poussé.
Il donne ainsi toujours l'impression de poser les bonnes questions, de développer ses problématiques avec une intelligence et une clarté telles qu'elles nous impliquent, et nous amènent à poser sur les thèmes qu'il aborde un regard nouveau.
Avec "Opération Shylock. Une confession", le truc a pris, une fois de plus. Il faut dire que le début de son intrigue invite à la curiosité...
Philip Roth se relève à peine d'une dépression causée par un traitement médicamenteux. Ayant prévu de se rendre à Jérusalem pour y interviewer son ami et écrivain Aharon Appelfeld, il apprend qu'un homme s'y fait passer pour lui. L'imposteur s'est notamment montré dans la salle du tribunal où est jugé l'homme soupçonné d'être le tortionnaire de Treblinka connu sous le pseudonyme d'Ivan le terrible. Pire encore : lors d'une rencontre avec Lech Walesa, il a présenté à ce dernier un projet qui lui tient à cœur. Le "diasporisme", ainsi qu'il le nomme, consisterait à faire revenir tous les juifs d'Israël originaires d'Europe dans les pays où eux-mêmes ou leur famille résidaient avant la seconde guerre mondiale.
C'est dans ce contexte que le "vrai" Philip Roth débarque à Jérusalem.
Vous l'aurez compris, c'est sur le ton de la farce que l'auteur déroule son intrigue, ce qui ne l'empêche pas d'aborder, ce faisant, des sujets très sérieux.
La mise en scène de ce sosie lui permet notamment de traiter celui de l'éventuelle responsabilité qui incombe à l'écrivain, de cette obligation morale que lui imposerait sa notoriété, consistant à mettre cette dernière au service des causes défendues par la communauté à laquelle il est censé appartenir.
En mettant en scène son double, qui prône cet irréaliste retour des juifs en Europe, ne veut-il pas démontrer que derrière l'image véhiculée par le nom de l'écrivain, se cache un individu dont les aspirations, les opinions, ne sont pas nécessairement celles que voudraient le voir défendre ceux qui, parce qu'ils le cantonnent au statut de membre d'une communauté, estiment de son devoir d'en être le porte-parole ?
Et je crois qu'il va même plus loin, en évoquant le danger de l'attitude qui consiste à accorder du crédit à un individu, sur la seule base de sa notoriété, et qui lui permettrait alors de porter n'importe quel message.
C'est, au-delà de son statut d'écrivain juif, sur la notion de judéité qu'il s'interroge. Qu'est-ce qu'être juif ?
Est-ce un état d'esprit, un sentiment d'appartenance culturelle, religieuse, que l'on éprouve indépendamment de toute notion territoriale ? Ou est-ce coexister, tous ensemble, sur une même terre ?
Les juifs de la diaspora, tels Philip Roth, l'américain, sont-ils moins "juifs" que ceux d'Israël ? Est-ce une question de langue ? Est-ce lié au partage d'un passé de souffrance, à la revendication commune du statut de victime ?
Philip Roth se veut libre. S'il doit avoir des complexes, que ce soient les siens, en tant qu'individu, et non ceux de toute une communauté dont il comprend mal pourquoi il devrait les endosser. Pourquoi lui reprocherait-on d'être un "juif heureux", comme si ces deux termes étaient incompatibles ?
Tout en soumettant le lecteur à ce passionnant questionnement, sur fond de conflit israélo-arabe, "Opération Shylock" est un récit fort divertissant, dans lequel, en ne se prenant pas au sérieux, l'auteur invite ceux qui seraient tentés de fustiger son individualisme et son indépendance à en faire autant !
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