Les dieux naissent et meurent, surtout à des époques troubles. Dès qu'ils apparaissent, ils doivent trouver un lieu propice à leur ambition totalitaire jamais réalisée. S'il en surgissait un aujourd'hui en France, quels traits prendrait-il ? Sans doute ceux d'un enfant migrant, et des plus stigmatisés : un petit tzigane. Et chez qui pourrait-il trouver refuge ? Sans doute chez un ethno-psychiatre. Quels seraient ses premiers antagonistes ? Sans doutes des djihadistes. Et ses premiers acolytes ? Les clients d'un fripier, et très vite tous les laissés-pour-compte.
J'aime les romans de Tobie Nathan : les polars et les romans historiques, les ethno-psychiatriques et les science-fictionnels, avec ou sans dieux, êtres et esprits, surnaturel, nuits torrides et poursuites automobiles... J'aime Tobie Nathan et sa prose pleine de poésie – pas mal de vers classiques français dans ce livre-ci – et de paraboles simili-bibliques, sa manière si auto-ironique de camper un personnage de vieux psy satyre, pluri-névrosé et obsédé sexuel, qui pourrait lui ressembler énormément... ou bien, plus probablement, pas du tout. J'aime la foison de personnages secondaires qui semblent n'avoir rien à voir avec l'histoire, comme s'il s'agissait de perpétuelles divagations personnifiées, alors que si, ils tombent tout à fait au bon endroit au bon moment, pourvu qu'on y repense après avoir terminé la lecture. J'aime en particulier les personnages féminins, si attirants dans leur complexité, ni victimes ni dominatrices. J'aime les petites références cachées à la judéité, comme les demi-mots de Samuel et sa rengaine : « Qu'est-ce qu'on va devenir ? ». J'aime l'alternance de contes intemporels, d'inceste et de sorcellerie, entremêlés de clins d’œil à l'actualité, notamment politique, de notions récemment découvertes dans les sciences du psychisme et d'anciennes sagesses bibliques... J'aime l'intelligence pétillante qui est requise du lecteur pour en faire son complice, mais sans pédanterie, je dirais même presque sans attentes.
La trame peut-être devinée dès le titre, le rôle du narrateur aussi, naturellement, et pourtant le suspense est là, à la fin de chaque chapitre, comme dans un polar. Cette œuvre n'est pas ma préférée de l'auteur, même en me cantonnant à la fiction, et pourtant l'enchantement, le vrai bonheur pendant la lecture qui me donnerait envie de le remercier personnellement, s'est encore produit.
Cit. :
« C'est chez moi, et j'en éprouve une certaine fierté, que Youri a commencé à développer son art de la question.
- Mais dis-moi, Élie, qu'est-ce qu'une âme ? me demandait-il encore.
Comment répondre ? J'éprouvais l'étrange sensation d'être l'élève devant le maître...
- Une âme, heu... c'est ce qui te rend autonome, de l'intérieur.
- Si elle me rend autonome, pourquoi aurais-je besoin de l'aide d'un docteur pour en prendre soin ?
- C'est que, quelquefois, l'âme, maltraitée par les malheurs du temps, s'échappe au loin, ou se recroqueville dans un coin.
- Et toi, dans ce cas, que fais-tu ?
- Dans tous les cas, je pars à sa recherche.
- Alors, dans ton métier, tu dois connaître les paroles qui font sourire les âmes, les odeurs qui les attirent et les musiques qui les troublent, peut-être... Tu dois les séduire pour les inciter à revenir.
- Tu as raison ! C'est précisément cela, mon métier, psychopompe, guide des âmes. » (pp. 217-218)
« Lorsqu'on sait cela, on peut comprendre qu'un nouveau dieu décide d'arriver aujourd'hui précisément en France. Il a repéré un lieu et les gens qui y sont liés, je dirais plutôt un emplacement sous le ciel, intensément sacré, où des strates de cultes se sont superposées depuis des millénaires, cultes aux sources et aux fontaines, si nombreuses en ce pays, aux esprits des forêts, aux noyaux des cités. Là réside un peuple désabusé, ayant cumulé les défaites depuis plus d'un siècle, dans un espace déserté par d'anciens dieux ramollis, recroquevillés, figés. C'était facile d'occuper la place ! Il ne restait plus au nouveau dieu qu'à saisir les personnes à bras-le-corps et ensuite à se faire aimer d'elles... » (pp. 283-284)
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