«Il y a des choses de l'enfance que seule l'enfance connaît. Ce dont je me souviens le plus, c'est de l'arrière de la roulotte quand, toute vêtue de rouge, je regardais défiler la route.
J'avais six ans. J'avais coupé mes cheveux très courts en taillant dedans avec un couteau. Je te le dis sans façons, il n'y a pas d'autre façon : je n'avais plus ma mère, je n'avais plus mon père, ni mon frère, ni mes sœurs, ni mes cousins. Les Hlinkas les avaient rassemblés sur la glace, ils avaient allumé leurs feux tout autour sur la rive, ils braquaient leurs fusils pour qu'ils ne s'échappent pas. Lorsqu'il a commencé à faire moins froid dans l'après-midi, les roulottes, bien obligées, se sont déplacées vers le milieu du lac. Mais la glace a fini par craquer, les roues se sont enfoncées et tout a coulé en même temps, les harpes et les chevaux. Je n'ai rien vu de tout ça, ma fille, mais j'ai imaginé, le bruit, les cris, et si bien plus tard, la musique est revenue, si notre peuple s'est relevé, si on lui a redonné un moment d'honneur et de fierté, je n'ai jamais cessé d'attendre que ma famille nous rejoigne, ma famille qui était bien morte.
Seuls Grand-Père et moi avons survécu – nous avions quitté le lac trois jours plus tôt et nous étions loin. Le silence nous attendait au retour.»
Tchécoslovaquie, années 1930 : sur un lac gelé des membres de la Hlinka, la police politique slovaque alliée des nazis, a rassemblé un groupe de gitans avant d'allumer un gigantesque brasier pour faire fondre la glace. Cette scène d'ouverture est hallucinante et hante le lecteur sur la durée du roman. Zoli, petite fille rom, survit au carnage et grandit sur les routes d'Europe de l'Est dévastée par la Seconde Guerre mondiale, élevée par son grand-père qui brave l'interdit tzigane en lui apprenant à lire et à écrire et lui raconte l'histoire de leur communauté. Une histoire chargée de drames et de sortilèges, dont elle s'inspire pour composer chansons et poèmes. Devenue femme et poétesse, Zoli sera instrumentalisée par les communistes voulant sédentariser les Tziganes, au risque de leur faire perdre leur identité. Elle sera ensuite trahie par un Anglais fou amoureux, avant d'être bannie par son propre peuple (je laisse le soin au le lecteur de découvrir pourquoi). Alors Zoli fuit son pays, traverse les frontières, se terre comme un animal pour éviter polices, pierres et crachats...
L'intention de l'auteur est claire : parabole sur l'exil, éloge de la différence, questionnement sur l'assimilation, l'appartenance, et l'ethnicité... Il décrit avec sincérité l'univers des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale et la montée du communisme en Europe de l'Est. Il greffe habilement une fiction sur une réalité, celle du peuple tzigane, dont il ressuscite l'une des figures les plus légendaires, la poétesse polonaise Papusza. Des années 1930 en Tchécoslovaquie à 2003 à Paris, Colum McCann alterne avec brio les époques, les lieux et les voix, mais c'est celle de Zoli, simple et déchirante, qui domine les autres et nous touche infiniment. Zoli, farouche héroïne de ce roman, séduit de sa voix chaude, de son tempérament de feu et de sa volonté impitoyable. Le romancier réussi à donner à son héroïne une simplicité et une vérité qui emportent l'adhésion du lecteur : on ressent l'empathie de l'auteur pour son héroïne, et ceci parfois au détriment des autres personnages, un peu sacrifiés. A tel point que son intrigue s'en ressent un peu sur la fin, l'histoire se traîne, comme si son auteur ne se résolvait pas à quitter son héroïne. Ceci, ajouté à une narration parfois "flou" et certains passages qui manquent d'épaisseur, fait que je n'ai pas été entièrement convaincue par ce roman.
Il reste que
Zoli est un beau roman empreint de poésie mélancolique aux accents slaves. Un livre-hommage qui sait éviter l'écueil du sentimentalisme :
«A condition d'y mettre le sucre et les larmes, on leur fait avaler n'importe quoi. Ils s'en pourlèchent et, dans leur bouche, le sucre et les larmes font une pâte qu'ils appellent compassion» écrit-il, pas dupe un seul instant de ses personnages ni de l'histoire qu'il entend raconter.
le cri du lézard
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