Dans son célèbre essai de 2018, _Sorcières_, Mona Chollet dénonçait déjà expressément comme un défaut, sans pour autant s'en affranchir elle-même, que les sorcières sont devenues un emblème : emblème féministe représentant le féminicide historique occidental de masse lié au surgissement de la modernité que l'on sait, emblème à la mode à l'intérieur d'une mythologie néo-païenne capable d'inverser allégrement le stigmate d'une appellation jadis injurieuse en identité sympathique, voire en modalité de développement personnel, emblème enfin d'une transgression féminine modérée et bon enfant sachant se métamorphoser au sein d'une société progressivement sécularisée et déchristianisée... Mais qu'en est-il du phénomène historique avéré, des personnalités attestées nommément dans les documents – sorcières et inquisiteurs –, de la culture religieuse, puis médicale, extrêmement développées au fil d'un temps relativement long (depuis la fin XVe siècle) pourtant invariablement frappées par autant de stupeur, lesquelles ont incriminé, jugé sur procès longs et méticuleux, tué par le feu – les mêmes bûchers en Europe qu'en Inde pour les veuves –, mais toujours tenté d'exorciser et de soigner un nombre aussi considérable de femmes ? L'historien romantique Michelet ne semble pas avoir apporté une réponse satisfaisante, il ne s'est pas attardé sur les bûchers. Surtout, l'inadéquation me paraît due à la raison suivante : approcher la sorcière comme un emblème la condamne à un statut victimaire, la réduit à la faiblesse devant un incompréhensible apogée d'arbitraire et de cruauté ; or cette image contraste manifestement avec les évidences historiques qui font état de femmes généralement savantes, agissantes, émancipées, parfois puissantes, toujours redoutées comme il échoit à quiconque est perçu comme étant en contact avec le surnaturel. D'où se pose une autre question : est-il possible, par-delà le religieux, de trouver une définition suffisamment élargie du « langage sorcier » afin de prendre en compte des manifestations historiques postérieures aux derniers procès en sorcellerie, dans une société sécularisée ?
Voici la double œuvre de rectification à laquelle s'attelle cet ouvrage de Catherine Clément. À partir du _Marteau des sorcières_ (1486) qui est étudié en détail comme la réponse misogyne à l'angoisse de la mise en danger du phallus, l'autrice se penche de façon assez chronologique sur les protagonistes historiques, en particulier ceux du XVIIe siècle. La contextualisation avec la lutte contre le jansénisme est particulièrement détaillée. Ensuite, la sorcière se métamorphose une première fois en « possédée », et Clément caractérise ses symptômes comme étant ceux de la transe – un sujet qu'elle a traité dans plusieurs ouvrages antérieurs – phénomène intemporel et universel fait de convulsions et de « grand arc hystérique » : elle qualifie la sorcière de « circassienne », d'« acrobate douée », en laissant planer le doute sur la mystification et la recherche de la notoriété... Avec le XVIIIe siècle viendra le temps des prophéties, la sorcière sera appelée « convulsionnaire ». Après la Révolution française, en parallèle avec la tentative de resacralisation de la Réstauration, commence le temps des apparitions de la Vierge, dont la dernière remonte à 1947 ! Ce même XIXe siècle est celui de la médicalisation de la transe : après le mesmérisme, les démonstrations et le « théâtre de l'hystérie » par Charcot, enfin la compréhension du mécanisme du transfert grâce à Freud. Au XXe siècle, le discours officiel prône la disparition des sorcières, l'éradication de l'irrationnel, sauf peut-être comme phénomène folklorique, mais Jeanne Favret-Saada s'attelle à démontrer la survivance de figures de sorcières (cf. Madame Flora dans l'enquête de terrain _Désorceler_ et passim) notamment dans la ruralité française. La dernière étape, correspondant à l'époque postérieure aux années 1970, semble caractérisée par la présence des guérisseuses et guérisseurs évoluant dans une société urbanisée et marquée par l'immigration extra-européenne.
La conclusion de l'essai ouvre sur une sorte d'apologie des sorcières comme personnalités marginales modérées porteuses d'une « réserve de signifiants », selon l'idée de Claude Lévi-Strauss (cf. cit. 6).
Ce que j'apprécie le plus chez Clément, c'est sa faculté de conduire le lecteur, en toute simplicité, à travers les cultures et les époques en posant des analogies et en construisant des passerelles originales, d'ouvrir des pistes de réflexion toujours inattendues, avec rigueur et, comme elle l'attribue aux sorcières dans son excipit : « dans cette rébellion marginale qui, sans aucune revendication totalisante ni goût du pouvoir, a fait d'elles le sel de la terre et celui de la vie. ».
Cit. :
1. « Jeanne des Anges avait un atout pour tenir successivement le rôle de possédée et celui de sainte : sa difformité. On sait que, pour devenir chamane dans les vastes régions de l'Asie de l'Est où renaît difficilement la culture chamanique, l'élection se manifeste souvent par une difformité corporelle. De même en Grèce antique, où Héphaïstos, le puissant dieu de la forge et du feu, reçoit comme épouse Aphrodite, la plus belle des déesses, parce qu'il est contrefait. […] La difformité donne accès au divin, aux présages, aux visions. Est-ce à cause de son aspect bossu que mère Jeanne des Anges réussit le tour de force d'avoir été démone et de se retrouver devineresse ?
Elle restera la seule possédée française du dix-septième siècle capable d'avoir triomphé de tous ses exorcistes, troquant presque tous ses démons contre des stigmates et un baume de sorcière. Donc acte, avec félicitations du jury. » (pp. 86-87)
2. « Au dix-septième siècle, le répertoire des possédées n'a pratiquement pas changé depuis la parution du _Marteau des sorcières_ en 1486. Les corps se cambrent, les dos se cabrent, la langue est tirée, épaisse et rouge, le vocabulaire est tellement ordurier qu'on se demande où les nonnes l'ont appris, la voix peut changer de tessiture pendant un exorcisme et la bouche déverse blasphèmes sur blasphèmes au nom des démons qui y sont entrés. […] Ce sont les marionnettes de l'âme, comme celle des comédiens pris par leur théâtre et qui ne sont plus eux-mêmes quelquefois.
Et tous ces symptômes ne sont rien d'autre que ceux d'une transe exceptionnellement banale comme en verra souvent le professeur Charcot, comme j'en ai vu en Afrique dans des messes catholiques ou des cérémonies animistes ; banale puisque toute une chacune peut se mettre en transe sans trop d'efforts, comme le démontre bien la chercheuse Corine Sombrun [… Elle] a notamment le grand mérite de démontrer, en compagnie de neurologues canadiens, les bienfaits thérapeutiques de la transe elle-même. On s'en doutait.
Mais dans la France chrétienne du dix-septième siècle, toute possédée est une délatrice. Si elle n'accuse personne, elle ne sera pas crue. Il faut bien dénoncer, quitte à se repentir. Le croira-t-on ? » (pp. 97-98)
3. « Commencées au printemps [1947] à la régie Renault à cause d'un nouveau rationnement de pain (de 300 grammes à 250), relacées en novembre par l'augmentation du tarif des tramways à Marseille, les grèves lancées par la CGT s'accompagnent, début décembre, du sabotage d'un train dont le déraillement fait seize morts et cinquante blessés ; soixante mille soldats et CRS sont envoyés contre quinze mille grévistes, qui compteront parmi eux six morts.
La Vierge est apparue [pour la dernière fois en France] le 8 décembre dans une église et a laissé dix paroles, dont seule la première retrouve l'allure menaçante des Vierges du siècle précédent protégeant le France du bras colérique de son fils, qui "s'appesantit" […] Le 9 décembre, sans qu'on sache exactement pourquoi, la CGT ordonne la reprise du travail. La Vierge continue d'apparaître jusqu'au 14 décembre.
[…]
[…] ne pas oublier que les récentes guerres des Balkans ont suscité une Vierge en Croatie. Les guerres, les troubles, le sang qui coule sont productifs en miracles.
Mais qui donc, après la disparition des derniers procès en sorcellerie, a muselé le langage sorcier ? Qui a remplacé les inquisiteurs, les parlements, les prêtres exorcistes ? Le corps médical. Nous avons vu que, dès le dix-septième siècle, un médecin assiste aux cérémonies exorcistes et se trouve toujours là pour affirmer que le démon n'a rien de diabolique, qu'il s'appelle Hystérie, et qu'il s'agit d'une maladie. La médecine européenne mettra longtemps à quitter la théorie de l'Antiquité selon laquelle l'utérus, le "petit animal", peut suffoquer, car l'animal dans la femme, assoiffé, demande à boire. Voilà pourquoi des médecins masturbèrent leurs patientes hystériques avec conviction et la conscience tranquille. Des viols ? Allons donc.
La transition passa par des magnétiseurs comme le grand et fol Mesmer qui se croyait magnétique, puis par son meilleur disciple, Armand marquis de Puységur, pour qui le magnétisme prenait racine dans un orme. Un pas de plus, et l'hypnose, que l'on voyait surtout dans des spectacles de rue, des cirques ou des salons mondains, devint une thérapie efficace mais mystérieuse. Largement utilisée de nos jours en pratique hospitalière, elle fait l'objet d'un savoir en gésine grâce aux techniques d'imagerie cérébrale, mais peut aussi faciliter des dérives pseudo-scientifiques analogues à toutes celles des siècles passés. » (pp. 213-216)
4. « Magnétisme, hypnose, transfert plus ou moins maîtrisé, double vie – en transe et "normale" dans le cas d'Estelle – personnalités multiples autrefois appelées "démons" par les exorcistes se nomment maintenant "troubles dissociatifs de l'identité" dans le fameux manuel américain de psychiatrie, mondialement utilisé malgré de nombreuses critiques, DSM, c'est-à-dire _Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders_. » (p. 219)
5. « Ce qui, manifestement, a changé depuis les années 1969-1972, c'est que le parler paysan, si présent dans deux des ouvrages de Jeanne Favret-Saada, a disparu. […] on ne parle plus en Anjou avec le talent créatif de Madame Flora pour imaginer une "rempâtée salope".
Je doute bien que la sorcellerie "blanche", celle qui est pour le Bien, s'efface jamais de la planète. Et comme la "blanche" ne peut exister sans son ennemie la "noire", celle qui est pour le Mal, il est probable que les moyens magiques changeront, mais pas le transfert de quelqu'un qui va mal sur une guérisseuse non déclarée à la Sécurité sociale, un peu transgressive mais pas trop, une bonne sorcière en dehors du "système".
[…]
À quoi s'ajoutent, de toute évidence, l'urbanisation et surtout l'immigration.
[…]
À Paris, on ne compte plus les petits tracts signalant l'existence d'un magicien venu d'Afrique (un marabout) savant en matière de tracas de la vie, particulièrement pour le "retour d'affection". Or ce n'est pas céder à l'irrationnel que de s'en féliciter. Pourquoi ? Le trésor thérapeutique des immigrés, d'où qu'ils viennent, pourra sans doute nous aider à vivre mieux les inévitables contraintes dues au changement climatique.
[…] Le principe de la sorcellerie résidant dans une petite transgression, un peu mais pas trop, les sorcières et les désensorceleurs nous aideront à vivre avec les nouvelles règles, en les contournant, un peu mais pas trop. À bonne distance entre le clandestin et le régulier, entre la désobéissance et l'obéissance, entre l'interdit et l'autorisé. » (pp. 263, 266)
6. « [Les marginaux de toutes les cultures] ne s'accordent pas, sinon ils ne seraient pas marginalisés. En tête, les migrants quand ils ne meurent pas en voulant nous rejoindre, et les fous, délocalisés dans leur propre société, mais aussi et de plus en plus souvent, la masse discrète qui veut vivre hors "système" : nomades, solitaires, rebelles, zadistes, constructeurs de cabanes et même les "geeks", ces nouveaux ermites de la religion technologique.
Ces porteurs et porteuses de "waouh" encore indéfini qui pointent le nez à chaque alerte sur l'évolution du monde, Claude Lévi-Strauss les jugeait suffisamment nécessaires pour leur attribuer une fonction primordiale : constituer partout et pour chaque peuple, une "réserve de signifiants" capables de renouveler la langue, mais aussi tout le champ symbolique. Là, dans ces lieux encore broussailleux, se planquent les sorcières des temps nouveaux. Parce qu'elles sont toujours hors cadre, elles seront inestimables en termes de renouvellement. Nous aurons besoin des marges et je crois qu'elles vont se renforcer. » (p. 289)
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