Cet ouvrage n'est pas un essai de sociologie du travail, ni d'économie, ni même de philosophie. Il se compose d'une série de reportages sur des « situations » professionnelles représentatives de certains des aspects parmi les plus emblématiques de la métamorphose du travail opérée par notre contemporanéité. Ce n'est pas non plus un ouvrage de critique sociale, ni même un livre engagé. Dans le strict respect de son titre d'inspiration balzacienne, et peut-être en proportion assez équitable, ces situations suscitent chez l'auteur (avec une adhésion surprenante mais aisée chez le lecteur) autant d'admiration authentique que de compassion sincère pour les réalisations du labeur moderne et pour certaines de ses conséquences, respectivement. Après tout, la démarche de Botton n'est pas sans rappeler celle des peintres flamands qu'il cite explicitement, lesquels esthétisèrent et mirent en valeur, à la place des scènes mythologiques antiques ou religieuses chrétiennes, les activités professionnelles quotidiennes, même les plus humbles comme l'entretien domestique, et surent générer, chez le spectateur, le goût pour ce très moderne moyen de production technologique qu'était le moulin à vent...
Ainsi en fait l'auteur, accompagné par un photographe, pour les cargos et infrastructures portuaires du marché globalisé (I), pour les entrepôts et les systèmes logistiques (II), pour les pylônes et câbles de haute tension (VII) devant lesquels, à l'instar de monuments et d’œuvres d'art dont auraient rêvé les futuristes, ses descriptions témoignent d'un ravissement esthétique original qui force l'approbation.
La puissance des réalisations, l'ingéniosité humaine et les ressources mises en jeu s'accompagnent néanmoins d'une réflexion sur la véritable adéquation des moyens par rapport aux fins de cette activité, ainsi que sur le problème de la quête de sens du travailleur vis-à-vis de son œuvre. Sur ce dernier point, la perspective marxienne liée au concept d'aliénation est quelque peu inversée, car de Botton insiste sur la circonstance que la recherche d'une satisfaction au travail est une invention très moderne et bourgeoise (XVIIIe siècle), dont le texte archétypal est pour lui l'Encyclopédie.
Au-delà de ces « misères » fondamentales du travail moderne, certaines réflexions plus circonstanciées mais néanmoins très représentatives de la critique classique du travail, liée au pouvoir et à telle ou telle autre caractéristique bien connue du capitalisme, lui sont inspirées par la spécificité des reportages qu'il effectue.
Le ch. II, « Logistique » comporte un reportage sur le parcours d'une barquette de filets de thon, depuis la pêche du poisson au large des Maldives jusqu'à Bristol dans l'assiette du petit Sam, huit ans, qui a ses propre idées sur la faune marine...
Le ch. III se penche sur l'industrie alimentaire par un reportage sur la conception et production d'un biscuit nommé « Moments ».
Le ch. IV explore la nouvelle figure du conseiller d'orientation professionnelle, en suivant un psychothérapeute de bonne volonté mais modeste fortune, tel Robert Symons.
Le ch. V relate le lancement d'un satellite de télécommunications depuis la Guyane française, par la fusée Ariane, pour le compte d'une compagnie de télévision japonaise.
Le ch. VI, par une sorte de paradoxe anachronique, traite du peintre Stephen Taylor, qui a passé les dernières années à peindre un seul chêne, sous toutes les lumières, et parvient à exposer certaines toiles dans une galerie à la lisière de la City de Londres.
Le ch. VII est le journal d'une randonnée pédestre le long du tracé d'une ligne à haute tension.
Le ch. VIII, sous le titre « Comptabilité », décrit une journée dans l'une des plus importantes sociétés internationales d'audit financier.
Le ch. IX, « Esprit d'entreprise » digresse sur le capitalisme des start-up, par la participation à un salon d'inventeurs, auquel participe notamment l'Iranien Mohsen Bahmani, créateur d'improbables chaussures pour marcher sur l'eau...
Le ch. X est aussi le reportage d'un salon, le Salon aéronautique du Bourget, et il se clôt sur un pittoresque cimetière d'avions en Californie.
Il est étonnant, et je trouve regrettable qu'aucun reportage ne concerne l'un des multiples thèmes des technologies de l'information ni de la robotique, ni du big data.
Par contre, une mention tout à fait spéciale va aux très nombreuses et magnifiques photos qui illustrent parfaitement les propos de l'ouvrage et le rendent au moins autant un photo-reportage qu'un essai.
Cit. :
1. « Nos ancêtres pouvaient se réjouir de la poignée de baies trouvées sous un buisson à la fin de l'été, y voyant un signe de la munificence inattendue d'un créateur divin, mais nous sommes devenus modernes quand nous avons renoncé à attendre des dons sporadiques de Ciel et cherché à rendre toute sensation plaisante immédiatement renouvelable.
On est au début de décembre et, dans une allée centrale, douze mille fraises rouges sang attendent dans la pénombre. Elles sont arrivées de Californie hier dans un avion qui a franchi le cercle arctique au clair de lune, traçant un filet d'oxyde d'azote sur un ciel noir et or. Le supermarché ne laissera plus jamais l'alternance des saisons retarder les plaisirs alimentaires de ses clients : les fraises viennent d'Israël et du Maroc en janvier et février, d'Espagne au printemps, de Hollande au début de l'été, d'Angleterre en août et de la région de San Diego entre septembre et Noël. Il n'y a qu'un délai de quatre-vingt-seize heures entre le moment où les fraises sont cueillies et celui où elles commencent à céder aux attaques de moisissure grise. Un nombre invraisemblable de personnes adultes ont été contraintes de vaincre leur paresse […] afin de satisfaire la demande en fruits rouges. » (pp. 51-52)
2. « […] j'ouvris un paquet de "Moments" […] et réfléchis aux sociétés où des richesses exceptionnelles sont produites dans des domaines d'activité très peu liés à nos besoins les plus sincères et profonds, des activités où il est difficile d'échapper à la disparité entre le sérieux des moyens et la futilité des fins, et où nous sommes donc exposés à des crises de sens devant nos ordinateurs et dans nos entrepôts, des moments où nous songeons tristement à l'insignifiance de notre travail tout en respectant les bienfaits matériels qui en découlent – sachant que ce qui peut ressembler à un jeu puéril n'est en réalité jamais loin d'une lutte pour notre survie même. Toutes ces idées semblaient contenues dans un petit lot curieusement réconfortant de "Moments" gluants enrobés de chocolat. » (p. 118)
3. « Ainsi les penseurs bourgeois du XVIIIe siècle renversèrent-ils la formule d'Aristote : les satisfactions que le philosophe grec avait associées au loisir étaient transposées dans la sphère du travail, tandis que les tâches sans récompense financière étaient dépouillées de toute importance réelle et laissées aux attentions fortuites de dilettantes décadents. Il semblait maintenant aussi impossible qu'on pût être heureux et improductif qu'il avait jadis paru improbable qu'on pût travailler et être humain.
Certains aspects de cette évolution dans les attitudes envers le travail avaient d'intéressantes corrélations dans les idées sur l'amour. Dans ce domaine aussi, la bourgeoisie du XVIIIe siècle joignait l'agréable au nécessaire. Elle estimait qu'il n'y avait pas d'incompatibilité foncière entre la passion sexuelle et les exigences pratiques de la paternité ou maternité dans une cellule familiale, et qu'il pouvait donc y avoir de l'amour dans le mariage – comme il pouvait y avoir du plaisir dans un emploi rémunéré.
Engageant un processus dont nous sommes encore les héritiers, la bourgeoisie européenne fit le grand pas d'admettre à la fois dans le mariage et dans le travail les satisfactions que les aristocrates avaient limitées jusque-là d'une façon pessimiste – ou peut-être réaliste – aux domaines subsidiaires de la liaison amoureuse et du passe-temps. » (pp. 124-125)
4. « Je compris que le discours de Symons me troublait parce qu'il reflétait une vérité dérangeante, mais finalement inévitable, sur la réussite dans le monde moderne. Dans les sociétés plus anciennes et hiérarchiques, le sort d'un individu était déterminé en grande partie par le hasard de la naissance ; la différence entre échec et succès ne dépendait pas d'une aptitude à pouvoir affirmer, Je peux soulever des montagnes.
Mais dans le monde moderne méritocratique et socialement mobile, le statut d'un individu peut être déterminé par sa confiance en soi, son imagination et son aptitude à convaincre les autres de ce qui lui est dû – une possibilité d'avancement qui jette une lumière moins flatteuse sur les philosophies du stoïcisme et de la résignation. Il semble que l'on puisse gâcher ses chances dans la vie à cause d'un fier dédain d'ouvrages portant des titres tels que "La Volonté de réussir", persuadé que l'on est d'être au-dessus de leurs vulgaires formules d'encouragement. On peut échouer non par manque de talent, mais à cause d'une sorte d'orgueil pessimiste. » (pp. 138-139)
5. « Pendant des milliers d'années, c'était la nature – et son créateur supposé – qui avait eu le monopole de la révérence. […] un sentiment de finitude et de limitation, dans lequel la crainte et le respect se fondaient en un sentiment étrangement agréable d'humilité, que les philosophes du XVIIIe siècle appelèrent mémorablement un sens du sublime.
[…] Au cours du XIXe siècle, le catalyseur principal de ce sentiment de sublime a cessé d'être la nature. Nous sommes entrés dans l'ère du sublime technologique, où la révérence peut être suscitée le plus puissamment non par des forêts ou des icebergs, mais par les supercalculateurs, les fusées et les accélérateurs de particules. Nous sommes désormais presque exclusivement émerveillés par nous-mêmes.
Quant à la nature, elle est devenue un objet de sollicitude et de pitié, tel un ancien ennemi blessé à mort perdant son sang devant nos portes. N'étant plus un symbole de tout ce qui nous dépasse, le paysage naturel porte partout les traces funestes de nos pouvoirs extravagants. Nous pouvons regarder les neiges fondantes du Kilimandjaro et réfléchir aux effets nocifs de nos turbines. Nous pouvons survoler certaines régions dénudées de l'Amazonie et voir que la forêt tropicale humide n'est pas plus robuste qu'une seul fleur dans nos mains. Nous avons appris à éprouver du respect pour les plaquettes de circuits imprimés et de la pitié mêlée de remords envers les glaciers. » (pp. 188-189)
6. « Bien sûr, le pouvoir n'a pas entièrement disparu ; il a juste été reconfiguré. C'est en se donnant l'apparence d'un employé ordinaire que le président a les meilleures chances de préserver sa supériorité. Ses subordonnés admirent la sincérité avec laquelle il feint de partager leur sort, tandis qu'il reconnaît en son for intérieur que seul un étalage convaincant de normalité lui évitera d'avoir à redevenir un jour ordinaire.
Il a aussi été contraint de renoncer à son droit d'aboyer des ordres. Il ne peut pas houspiller des diplômés d'INSEAD et de Wharton. Le seul outil qui lui reste est la persuasion. Trois ou quatre fois par mois, en divers coins de son empire, il monte donc sur une estrade, tombe la veste, embrasse du regard un public de trois mille comptables et, sur fond de slogans en diaporama PowerPoint, leur dit quels professionnels admirables ils sont, avant de glisser habilement quelques recommandations pour améliorer leurs méthodes de travail, à la manière humble et implorante d'un prêcheur à une époque de foi déclinante. » (p. 287)
7. « Notre époque est perverse en faisant prendre une exception pour une règle. Les faibles probabilités statistiques de parvenir à dévier à son profit la réalité commerciale me furent dévoilées par un investisseur désabusé pratiquant le capital-risque, qui était venu à ce Salon sans en attendre grand-chose, hormis la satisfaction de passer une journée hors de son bureau. Sur deux mille projets qu'il recevait chaque année, dit-il, mille neuf cent cinquante étaient aussitôt rejetés, cinquante étaient examinés plus attentivement, et dix seulement bénéficiaient d'un investissement. Quelques années plus tard, sur ces dix entreprises, quatre auraient fait faillite, quatre autres seraient enlisées dans ce qu'on appelait un "cycle mortel" de faibles profits et deux généreraient les bénéfices substantiels qui maintenaient sa propre affaire à flot. Une perspective de réussite vouée à décevoir 99,9% des candidats. » (pp. 316-317)
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