L'agora des livres :: Voir le sujet - [Lettre à D. Histoire d'un amour

Mariecesttout · Sexe: Inscrit le: 18 Aoû 2007 Messages: 149

En 2006, André Gortz écrivait à sa femme:

Tu vas avoir quatre-vingt deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien....

...La nuit je vois parfois la silhouette d'un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C'est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. J'entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante " Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr" et je me réveille. Je guette ton souffle , ma main t'effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l'autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.

Quelle belle déclaration d'amour.

André et Dorine Gorz se sont suicidés le 24 septembre 2007.

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Swann · Sexe: Inscrit le: 19 Juin 2006 Messages: 2600

La première citation me bouleverse. Je suis allée chercher des photos de ce couple ; il représente la vie de couple telle qu'on l'espère. Cette fin tragique m'interroge, paraît logique si la vie est littérature, mais l'est-elle ?

apo

Coucou l'amie,
je me permets de m'immiscer car cette lecture est d'actualité pour moi.
Je ne comprends pas ton propos : pourquoi cette fin de semble-t-elle logique si la vie était littérature ? Pourquoi - implicitement - le serait-elle moins dans le cas contraire ?

Swann · Sexe: Inscrit le: 19 Juin 2006 Messages: 2600

« apo » a écrit:

pourquoi cette fin te semble-t-elle logique si la vie était littérature ? Pourquoi - implicitement - le serait-elle moins dans le cas contraire ?

Il me semble que la littérature traditionnelle aime (pour employer une expression imagée) les "comptes ronds", les coïncidences et synchronicités, les signes, les fins déceptives ou attendues (rien de plus attendu que le tragique). Si l'on peut parler, pour les époux Gorz, de "fin tragique" au sens trivial du terme, il me semble que cette façon de présenter son couple comme fusionnel, "bicéphale", induisait cette fin tragique de manière littéraire aussi.
Si la vie ne se soucie pas d'une belle fin bien ronde, on survit, tant bien que mal à l'indispensable amour de sa vie et on se résigne à ce que la fin de la moitié saignante amputée ne soit pas bien intéressante : "et si rivés l'un à l'autre que nous eussions dû mourir ensemble" (J. Supervielle).
Je ne sais pas si j'ai été claire, encore moins convaincante, mais c'est ce que je ressens personnellement.

apo

Oui, tu as été claire, je crois comprendre en profondeur ton ressenti.
Mais si je connais un peu Gorz, ou si je lui prête mon propre point de vue, je ne crois pas qu'il ait considéré leur double suicide comme une fin tragique, mais comme un ultime (et absolu) acte d'autonomie. Ce qui eût été tragique, c'est de se résigner à une fin subie, à une destinée, à encore plus de doulours physiques et de diminutions pour Doreen et à un deuil pour Gerhard.
Pour le fataliste, comme pour le personnage romanesque, la fin est un fatum. Pour un philosophe comme Gorz, le suicide en est, pour ainsi dire, l'inverse, tu ne crois pas ?

Merci de ta belle réponse.

Swann · Sexe: Inscrit le: 19 Juin 2006 Messages: 2600

« apo » a écrit:

Pour le fataliste, comme pour le personnage romanesque, la fin est un fatum. Pour un philosophe comme Gorz, le suicide en est, pour ainsi dire, l'inverse, tu ne crois pas ?

Oui, bien sûr. C'est le sens trivial du mot "tragique" qui empêche de voir ce qu'il y a de désir de maîtrise de son destin dans le suicide ; il était peut-être juste "fatal" que deux époux si fusionnels n'envisagent pas de se survivre et le suicide est, à ce moment-là, tragique au sens littéraire, écrit, nécessaire.