Le Bavard, c'est un imposteur - dont "[la] revanche consistera à laisser toujours ignorer si [il] mentai[t] encore quand [il] prétendai[t] mentir" (p. 160, dernière) - qui parle de son besoin de parler. Il s'agit aussi du narrateur d'un monologue à la première personne qui prend toujours le lecteur comme interlocuteur direct, jusque dans la célèbre phrase d'excipit : "Allons, Messieurs, puisque je vous dis que je ne retiens plus personne !", pour ne rien dire du tout, c'est-à-dire pour coudre autour d'une trame dérisoire et peut-être charlatanesque, la description de sa pulsion compulsive vers l'oralité. Sous le déguisement d'un remède à des "crises" de manque de loquacité, cet anti-héros que son asociabilité rend besogneux du lecteur nous fait part en fait du fondement de la psychanalyse (la valeur thérapeutique de la parole) dont de nombreux lecteurs sauront bien reconnaître la généralité:
"Je parlais et c'était une sensation magnifique. Il me semblait qu'en faisant ainsi étalage de ce que j'osais tout juste m'avouer à moi-même, je me déchargeais d'un fardeau très lourd, que j'avais découvert enfin une méthode pour m'affranchir de certaines contraintes généralement reconnues nécessaires au bien public, propre à me redonner une légèreté que j'avais recherchée, mais jusqu'ici sans succès ; je me sentais délivré des tumultes malsains qu'on entretient soigneusement à l'abri des regards dans un monde clos et défendu ; les luttes, les fièvres, le désordre avaient cessé ; j'obtenais enfin un jour de sabbat ; [...] c'était un plaisir aussi bouleversant que la plus réussie des voluptés érotiques." (p. 62-63).
Vous l'aurez deviné : la caractéristique stylistique la plus marquante de ce superbe monologue, ce sont des phrases d'une longueur extraordinaire, que je ne croyais plus usitée depuis Proust. Je ne peux résister à la tentation de citer intégralement la plus longue en absolu, car elle me paraît à elle seule pouvoir tenir place de nouvelle:
"Eh bien, c'est au moment où je me représentais sans la moindre arrière-pensée tout ce qui existait, par-dessus la cécité stupide des autres, d'affinités secrètes entre cette femme et moi, où je m'enchantais de la trouver silencieuse, grave, attentive, quoique apparemment peu apte à pénétrer le sens lointain de certains de mes aveux en raison de son incapacité évidente à comprendre tous les termes d'une langue qu'elle connaissait mal, ce qui d'ailleurs m'épargnait de surveiller mes expressions et de passer sous silence certains détails un peu trop tristement révélateurs et préjudiciables à l'idée avantageuse que j'espérais bien qu'elle se ferait de moi, mais qu'en dépit de leur caractère scandaleusement intime la peur de rompre le fil de mon discours me poussait à exposer, c'est au moment où, persuadé de bonne foi qu'il venait de survenir dans mon existence, sous la forme d'une belle étrangère, un élément réel d'émotion et que notre complicité allait prendre - elle le prenait déjà avec une extraordinaire intensité - l'allure d'une expérience cruciale, tout m'invitait à croire que j'avais enfin réussi à passer d'une solitude froide et triste (le plus souvent elle n'était en réalité ni froide ni triste, elle ne me paraissait telle à cet instant que par contraste avec mon désir) à la bienfaisante chaleur d'une entente réciproque, c'est à ce moment-là, il m'en coûte de le dire, c'est exactement à ce moment-là que cette femme qui n'était somme toute qu'une putain comme les autres partit sous mon nez d'un brusque éclat de rire. (p. 70-72)
A quoi bon ?... à quel but narratif correspond donc cet ultime aveu - formulé dans les dix dernières pages, tout en faisant un clin d'oeil à une auto-référence qui n'était pas encore à la mode, et à un rapport narrateur-auteur qui l'était depuis Pirandello et Unamuno, que le narrateur-personnage est un imposteur ? Une façon de pied-de nez au lecteur, une façon de justifier que le Bavard puisse se taire en révélant son truc, une ultime justification morale : ces options sont toutes exprimées. De toute façon, le méta-bavardage est encore un bavardage : là est peut-être la leçon cruciale (que les critiques devraient bien retenir...)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]