Le village d’artistes de Montjustin dans le Lubéron abrite dans son petit cimetière le tombeau de Lucien Jacques (1891-1961) né dans la Meuse, brancardier de la Grande Guerre, poète et danseur, éditeur, dessinateur, peintre et pacifiste convaincu. Le Lorrain découvre les paysages lumineux des Basses-Alpes, département renommé ensuite Alpes-de-Haute-Provence. Ces Alpes-là n’ont pas attendu d’être rebaptisées pour prendre leur envol dans l’esprit de ceux qui surent les ressentir et y vivre au plus près de la terre et du ciel :
« Sous tes pieds, par-dessus ta tête,/terre, ciel : l’essentiel » ; « La terre/appartient à qui sait la voir/non pas à ceux qui la prennent ». Basses, elles étaient déjà altières pour les amis pacifistes du Contadour, regroupés autour de Lucien Jacques et de Jean Giono, dans un hameau de la montagne de Lure, près de Banon. Le Centre Jean Giono, à Manosque et les Alpes de lumière, à Forcalquier ont su conjuguer leurs efforts pour rendre hommage à l’homme qui vivait « en état de poésie », sachant déceler puis extraire l’« or du temps » dans la vie de tous les jours. Ils ont réédité en 1999 trente-deux poèmes composés dans l’urgence et le chagrin mais finement ciselés et dédiés au berger Justin Nègre qui venait de disparaître :
« L’homme en marche devant vous/au cœur blanc du paysage ».
Le Tombeau d’un berger (1952) célèbre l’humble compagnon à travers des poèmes de portée universelle. Certains vers font immédiatement image et dégage une émotion intacte comme lorsque Lucien Jacques évoque la naissance d’un bélier au printemps :
« Toi, sur le pré qui renaissait,/dans la frise d’agneaux danseurs ». Son « Credo » concentre en quelques mots sa vie et sa pensée. Il dit l’horreur que les hommes commettent (la boucherie des tranchées, par exemple) et la candeur dont ils sont capables :
« Je crois en l’homme, cette ordure./Je crois en l’homme, ce fumier,/ce sable mouvant, cette eau morte.//Je crois en l’homme, ce tordu,/cette vessie de vanité./[…] Je crois en lui/pour la sûreté de sa main,/pour son goût de la liberté,/pour le jeu de sa fantaisie,/pour son vertige devant l’étoile… » Si certains poèmes contiennent quelques légères maladresses, si la symbolique du berger peut sembler un peu vaine, l’ensemble du recueil pointe au cœur et emporte l’adhésion totale du lecteur. La vision du poète est aussi celle d’un peintre. Le vers joue des allitérations et des métaphores et structure idéalement une image en marche comme dans le poème intitulé « L’Armada » : «
De la houle longue des Fraches/avec une lenteur solaire/émerge d’abord, marinier, le berger/[…] Emerge enfin tout le troupeau:/cent toisons, une seule laine/[…]Sous l’éther solide du ciel/elle va passer, l’Armada,/faisant gicler les alouettes./Elle passe l’Armada bêlante,/elle a passé déjà… ». Loin de tout hermétisme, chaque mot porte et touche. Une pensée en mouvement se fait sentir. L’aventure intellectuelle du Contadour paraît encore vibrer aujourd’hui même si les flammes de vie qui l’animaient s’éteignent maintenant une à une, ainsi de l’excellente préfacière, Lucienne Desnoues, contemporaine de Lucien Jacques et poétesse, décédée en 2004. Une association des Amis de Lucien Jacques a pris le relais pour transmettre le flambeau. Douze aquarelles de Luc Gerbier illuminent le recueil. Malgré tout, il faut que la joie demeure car la vie peut parfois se montrer riche et généreuse :
« Alors je n’eus plus qu’à louer la vie » et puis et surtout, comme le dit un autre poète essentiel, Jules Supervielle :
« C’était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre ».
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